Après le retour en voiture, plutôt silencieux, Luce n'avait plus décroché un mot. Pas même à Claire lorsque cette dernière avait trahi son agacement à travers sa voix, une fois arrivées devant leur tente.
La soirée avait été tendue, presque autant que le trajet à côté d'Ange.
Alors désormais qu'ils se retrouvaient tous les deux dehors, en ce beau mercredi matin, la jeune femme n'arrivait pas à se concentrer sur les messages de la nature contrairement à d'habitude. Son cerveau préférait se repasser la séance de la veille en boucle. Car justement, en parlant de boucle, si Ange n'avait pas mieux attaché sa ceinture et que Fabrice avait eu un accident, elle savait bien désormais qu'elle aurait pu traverser le par-brise de la voiture, une fois de plus.
Son agacement vis-à-vis du fêlé l'avait déconcentrée. Et c'était finalement son ennemi qui s'était assuré, malgré sa pique plutôt désagréable, qu'elle soit en sécurité. Comment elle, Luce, avait-elle pu oublier un point si important en entrant dans l'auto ? Pourquoi avait-elle été inconsciente alors qu'elle savait très bien ce qu'un accident de la route pouvait entraîner comme séquelles ?
— Bien dormi ? demanda la voix de ce dernier.
En entendant la douceur avec laquelle la question avait été posée, Luce comprit que la fameuse Angèle venait d'arriver.
— Assez bien, même si tu as parlé durant ton sommeil.
La brune avait horreur des couples. Et ce n'était pas seulement à cause de sa cécité qui lui avait fait perdre toute confiance envers les hommes, elle avait toujours été jalouse du bonheur des autres. Car elle avait souvent eu du mal à lâcher prise et laisser les choses venir. Le soir où elle avait eu l'accident, elle avait essayé de laisser libre cours au temps.
Et voilà où ça l'avait menée !
Bon, Luce se mentait un peu à elle-même et se l'avoua en grimaçant. Quelques semaines avant son accident, elle avait fait du n'importe quoi. Là, elle avait laissé venir les choses. Cependant, elle n'avait pas su faire du tri. Et justement, faire le tri, c'était ce qui faisait toute la différence.
Peu importe, ce n'était pas le sujet. Du moins, Luce décida que ce n'était pas le moment de réfléchir à ses actes passés. Elle préférait écouter la conversation de la squatteuse et du fêlé.
— Tu n'as pas arrêté de dire un prénom.
Ce fut plus fort qu'elle, Luce tendit l'oreille.
— C'est qui Charlotte ?
La jeune femme ne put se mentir à elle-même, elle fut un peu déçue de ne pas entendre son prénom. Que ce gamin provocateur et emmerdeur rêve d'elle, peut-être en train de l'étrangler, ça lui aurait fait plaisir. Était-ce étrange ? Non, pas du tout.
— C'est... Personne, souffla Ange.
Luce comprit au son de sa voix qu'il ne comptait pas se confier. Était-ce sa présence qui posait problème ? Puis d'abord, pourquoi était-elle curieuse à son sujet ? Pourquoi s'intéressait-elle à la vie du fêlé ?
Ce fut à son tour d'être contrariée. D'ailleurs, la petite ride qui barra son front le prouva à quiconque la regarda à ce moment-là.
— Tu veux du lait ? demanda Claire et Luce manqua d'en sursauter.
L'espace de quelques secondes, elle avait oublié que sa meilleure amie se tenait à côté d'elle.
— Non merci. J'ai pas faim.
En fait, elle aurait voulu pouvoir à nouveau écouter la conversation de ses voisins. Est-ce que cette Angèle avait dormi dans ses bras ? Même si elle n'avait pu se servir que de son ouïe et sa capacité à évaluer l'atmosphère dans la voiture, elle avait compris qu'après sa réflexion, celle qui collait le fêlé s'était chargé de lui remonter le moral.
Elle l'avait senti même, puisque par inadvertance, la main d'Angèle avait frôlé le bras de Luce avant de se poser sur celui d'Ange. Avait-elle essayé de la rendre jalouse ? N'importe quoi ! De toute façon, la jeune femme se foutait pas mal de celui qui l'avait renversée façon rugby. Si elle pensait à lui, c'était uniquement pour s'occuper l'esprit. Et comme il s'agissait de son voisin d'emplacement, c'était plus vite fait de s'attaquer à lui...
— Vous retournez à la plage cet après-midi ? demanda subitement Claire.
Luce comprit que Fabrice était là désormais. De toute façon, elle le reconnut à son parfum. La délicieuse senteur qui avait chatouillé ses narines lors de l'accident sur la plage appartenait à l'ami d'Ange. La jeune femme avait fini par comprendre que ce dernier avait dû piquer les biens de son pote. La preuve, le lendemain, il était passé du luxe au premier prix...
Non pas que Luce était du genre à porter des parfums qui coûtaient des milles. Seulement son odorat s'était affiné avec le temps. Il lui suffisait de sentir une odeur une fois pour que celle-ci reste gravée dans sa mémoire. Et c'était pareille pour les sons. Ou les touchers. La cécité lui avait certes, ôté de nombreuses choses, mais lui en avait apporté de nouvelles. Peut-être pas aussi bien à son goût, seulement le fait était là.
L'odeur d'Angèle par exemple était plutôt forte, essentiellement car celle-ci avait dû échapper la bouteille de parfum... Elle avait reconnu la senteur de la vanille, la violette ainsi que le jasmin dans son eau de toilette. Quant à son toucher, celle-ci avait la peau douce et plutôt tiède. Ses doigts, pas le moins du monde rêches, lui avaient fait comprendre qu'elle n'était pas du genre à jouer de la guitare.
En travaillant dans un magasin de musique, Luce savait reconnaître les mains d'artistes et cette Angèle n'en était pas une.
Cependant, elle avait remarqué qu'elle n'avait pas les ongles longs. Elle ne collait donc pas à l'exactitude à la description qu'elle s'était faite d'elle au premier abord. Sans oublier qu'elle n'avait pas entendu de petit couinement ou de suffisance dans la voix de la jeune femme. Plutôt de la crainte et une impression de perte.
— Oui, pourquoi ?
— Je viens d'avoir le garagiste au téléphone, il m'a dit que ma voiture devrait être prête pour ce soir, mais en attendant, on est à pied.
— D'accord, on vous amène.
— On pourrait passer l'après-midi ensemble, même. Non ? proposa une voix féminine.
Luce eut envie de dire à Angèle qu'il valait mieux qu'elle se mêle de ce qui la regardait. Mais elle se ravisa finalement. Si la jeune femme essayait de la rendre jalouse (ce qui était inutile, encore une fois, elle préférait le rajouter), elle n'allait pas lui donner raison. Bien au contraire !
— Tout dépend si Pocahontas veut bien de nous...
Cette voix, qui l'agaçait autant qu'elle l'attirait devait-elle reconnaître à contre-cœur, manqua de la faire faiblir face à sa nouvelle résolution.
— Il faudrait peut-être arrêter de se prendre pour le centre du monde, cracha-t-elle tout de même.
— Génial, souffla Ange.
— Parfait ! répondit aussitôt Luce en croisant les bras sur sa poitrine.
Les yeux de Fabrice croisèrent ceux de Claire. Cet après-midi s'annonçait plutôt compliqué. D'autant plus que depuis l'arrivée d'Angèle, le châtain avait du mal à retrouver son ami. Ange était différent. Certes, il était content qu'il mette un frein à ses paris et qu'il prenne plus au sérieux les choses. Mais il sentait qu'il y avait quelque chose de mauvais qui se tramait.
Comme il avait dit au concerné, il avait compris qu'Ange voyait en Angèle sa sœur. Et justement, ce n'était pas à faire.
Puis il y avait la rencontre avec Luce qui avait aussi chamboulé son ami. Cette fois-ci, pas parce que la jeune femme lui faisait penser à Charlotte. Elle n'avait rien des filles que le blond avait pu fréquenter. Eh bien oui, parce qu'Ange avait beau être du genre déconneur, il avait tout de même eu quelques histoires, par-ci par-là.
Luce était piquante, elle ne rigolait pas aux blagues d'Ange alors que Fabrice savait que son ami considérait son humour comme son moyen premier de drague. Elle le provoquait sans arrêt, le poussant même à bout. A quand remontait la dernière fois que Fab avait vu Ange porter autant d'intérêt à la réplique de quelqu'un ? Une éternité !
Cette femme, cette brune au physique de déesse et au caractère de chien, était mauvaise pour lui. Ou peut-être le contraire finalement... A force d'y réfléchir, Fabrice ne savait plus trop quoi en penser.
En tout cas, comme il venait de se dire, cet après-midi s'annonçait corsé. Ils allaient jouer à pile ou face. Mais comme aimait dire Ange : qui ne tente rien n'a rien !
On dirait que Claire apprécie de plus en plus Fabrice, puisqu'elle lui propose de passer l'après-midi ensemble. Mais en ce qui concerne Luce et Ange par contre, c'est une autre histoire !