Colère

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Ce soir-là, Opyn avait longuement réfléchis. Elle venait de découvrir le secret d'Apupia, elle avait sauvé sa tante Désirée de ses mutilations, ainsi que la plus jeune de ses sœurs, Laure, des griffes des policiers et d'une secte, elle avait libéré l'esprit fou d'Andréa de l'emprise des miroirs et elle avait laissé partir les souvenirs accablants de Ellie et Uva. La paresse, l'envie, la vanité, la gourmandise, l'avarice,  la luxure... la colère. Il ne manquait plus que ce dernier. Opyn eu un frisson glacé qui lui traversa lentement toute l'échine. Oui, elle reconnaissait être souvent en colère,  s’énerver au point de faire ce que ses sœurs appelaient les « crises » qui avaient pour effet de la mettre dans une rage noire visible au premier coup d'œil et qui suscitaient souvent la crainte de ceux qui était autour. Mais comment avait-elle pu en faire son péché suprême ? La jeune femme secoua catégoriquement la tête, agacée par des pensées peu agréables, ce ne pouvait pas être elle. Peut-être que derrière des dehors calmes et réservés Thomas était bien plus agité qu'il n'y paraissait ; ou alors même un des chiens ! Mais elle s’arrêta net: Opyn se cherchait, comme à son habitude, des excuses qui lui permettraient de s’échapper à des positions qu'elle ne voulait pas. Elle savait parfaitement que les péchés de sa famille concernait uniquement ces femmes qui depuis le drame, couvert d'un voile sombre et mystérieux, n'avait pu trouver de stabilité et de sincérité ; ainsi donc elle était la dernière.
Mais soudain elle se posa une question de taille : j'ai promis à ma défunte mère de libérer ce manoir de ces péchés pour accueillir un renouveau, une nouvelle splendeur. J'ai pu me battre pour tous les autres membres de la famille; comment puis-je faire si c'est moi qui suis concerné à présent ? Pensa-t-elle lasse. Je suis bien trop fatiguée ce soir pour y réfléchir posément, ajoute-t-elle. La brume devant ses yeux épuisés,  elle se glissa dans son lit aux draps qui lui semblaient si doux et se laissa couler lentement dans les bras de Morphée. 
Un piètre rayon de soleil vint effleurer la joue d’Opyn qui se réveilla lentement ; elle souffrit tout de suite d'un mal de tête presque insoutenable. Mais malgré la douleur elle sentait qu'une force irrésistible la poussait à se lever. Elle posa les pieds sur le sol froid et écouta le silence presque pesant du manoir. Elle se leva d'un bond et se précipita vers la fenêtre,  sans pour autant décider de ses actes ; elle était comme muée par une force invisible. D'un violent coup elle écarta les rideaux rouges et aperçut avec horreur que le rayon qui l'avait réveillé n'était pas celui du soleil mais celui de la lune pleine qui commençait à se lever dans un ciel noir et nuageux : le bal !
Opyn reprit violemment conscience de son corps, bien que la migraine persistait, et elle se précipita sur sa robe de bal sans avoir le temps de prévenir Apupia. 
« Comment ais je pu ? Les invités vont bientôt arriver et rien n'est prêt ! Si tout mon travail échoue je ne pourrais plus me regarder dans le miroir... » Vociférait-elle en enfilant rapidement ses habits et en se préparant le plus rapidement qu'elle pouvait.
Au pas de course et affolée, elle descendit les escaliers, dévalant les longs corridors qui lui parurent alors s’allonger dangereusement. Des longues minutes passèrent mais dans sa course effrénée Opyn ne s’aperçut même pas de la distorsion du temps, les tic-tac des horloges de chênes semblaient peser d'un bruit sourd et mortel dans le silence mystérieux et inhabituel du manoir de Chester.
Opyn vit soudain avec un soulagement intense les grandes portes de bois d'ébène close. Elle se dirigea à toute vitesse dessus et posa brutalement la main sur la poignée. Elle s’arrêta un moment, tentant tant bien que mal de calmer sa respiration bruyante et saccadée, sa douleur à la tête et son cœur qui semblaient vouloir exploser dans sa poitrine tant il battait fort. Quelques instants plus tard, elle tourna, anxieuse, la clé dans la serrure d'or et à baissa la poignée sans pouvoir défaire dans sa tête l'idée que quelque chose clochait.
Quand elle ouvrit les portes en grand, Opyn resta figée sur place un instant. Devant elle, silencieux, des dizaines de personnes se tenaient debout sous le clair de lune pâle. Elle leva la tête haute, leur souhaita timidement la bienvenue à tous, et se poussa à côté de la porte, la main toujours sous la poignée. Elle regardait attentivement chaque personne qui passait face à elle et qui se présentait solennellement avant d’entrer dans le sombre manoir, pourtant elle n’en reconnaissait aucune. Certes, elle ne connaissait pas tout le monde du village de Dale mais leurs visages avaient quelques choses d’étranges et de curieusement anormal, comme si l’espèce humaine avait changé de visage pendant son lourd sommeil.
Tout son corps se rebutait à l’idée de passer la soirée dans cet était d’incompréhension total mais en repensant à sa mère elle eut le courage de fermer la porte et de suivre tous ces inconnus silencieux.
Ils se dirigeaient comme s’ils savaient déjà la disposition du manoir et avançait tout droit vers l’immense hall pour le diner. Quand Opyn arriva dans la salle, tous étaient déjà assis et semblaient parler entre eux ; mais l’héritière entendait plus cela comme un murmure constant et incohérent qui renforçait sa migraine déjà terrible, elle s’assit néanmoins, consciente de son devoir.
La jeune femme ne dit rien de tout le repas tentant tant bien que mal de garder sa raison. Toutes ces personnes mangeaient dans un brouhaha entêtant qui ressemblait plus à un bourdonnement d'insecte géant. Les yeux mis clos, Opyn piquait et coupait dans son assiette la viande dégoulinante de sang frais et portait à sa bouche chaque morceau. Mais avant même de manger quoi que ce soit elle baissait les yeux sur sa fourchette et remarquait que la viande y avait disparu ; à chaque fois elle ne pouvait rien avaler car au fur et à mesure tout disparaissait dans son assiette sans qu'elle n'en sache le goût. Elle ne put manger.
Elle se sentait au bord des larmes, prises par l'échec de sa mission et la peur de perdre l'esprit qui lui tenaillait le ventre ; alors elle se rattacha à ce qu'elle connaissait et vit avec colère que les couverts d'argent ou était sculpté le blason de la famille Chester  avaient été remplacé de nouveau par des couverts quelconque.
Du coin de l'œil elle crut apercevoir la silhouette d'Apupia et voulu l'appeler pour la gronder mais elle n'en eut pas le courage.
«  Au moins, elle est ici. » Pensa-t-elle durement car elle venait de remarquer l'absence, lourde de sens, de tous les autres membres de sa famille. « Ils se sont foutu de moi ces idiots, mais ils ne pourront pas s'enfuir il faudra qu'ils assument et répondent de leurs actes. » ajouta Opyn en serrant sa mâchoire de rage jusqu'à relancer le vrombissement dans sa tête.
Mais soudainement elle sentit quelque chose de froid et glissant effleurer doucement sa cheville. Elle eut comme un frisson de dégout et lentement, elle approcha ses mains de la nappe de soie brodée et l’attrapa. En prenant une grande inspiration, Opyn souleva le tissu blanc et aperçut avec des yeux exorbités qu’un énorme serpent vert montait le long de ses jambes.
« Oh mon dieu … » prononça la jeune femme. Peu après l’immense serpent releva brusquement la tête pour montrer ses deux dents pointues et sa langue fourchue d’un air menaçant, il poussa un sifflement brutal avant de se jeter sur Opyn. Elle ferma soudain les yeux comme un réflexe de peur et cria « Isatis ! ».
Au bout de quelques instants, elle ne ressentait toujours rien, et quand prudente elle ouvrit les yeux, le serpent avait disparu et elle était complètement tétanisé sur sa chaise. Elle remarqua alors que le silence s’était installé dans toute la pièce et que tous les villageois la regardaient dubitatifs. Désemparée, l’héritière tenta un misérable sourire et annonça le plus naturellement possible que chacun devait passer dans les salles adjacentes pour commencer la fête. Ils se levèrent tous en cœur et passèrent en file indienne jusque dans la pièce sombre à côté, celle qui aurait dû être éclairée par des centaines bougies.
Une douce mélodie s’éleva alors dans tout le manoir ; l’orchestre avait commencé à jouer au piano, au violon, à la flute, la trompette et toutes les personnes dans l’assemblée se réunissaient par couple et se mettait à danser calmement. Opyn, au milieu de ce monde, se concentra sur les visages des personnes mais elle ne put pas identifier un visage « normal » comme si ses yeux et son esprit se refusaient à voir les yeux des autres. Alors elle déambulait entre les danseurs, sans but sauf garder le plus possible la tête froide ; elle souhaitait par-dessus tout passer cette soirée qui était un échec, un supplice, elle souhaitait rentrer sous ses draps chauds et s’enterrer profondément pour ne ressortir que quand la honte et la douleur ne serai partie.
Au beau milieu de la salle, l’ainée fut prise soudain de violents vertiges, elle porta la main à sa tête en fermant les yeux et trébucha avant de pousser une personne de son épaule. Elle se calma rapidement quand elle entendit tous les musiciens arrêter la musique sur une horrible fausse note aiguë. Elle leva les yeux pour ordonner de relancer la musique, seulement elle s’arrêta net. Tous en cercle autour d’elle, les villageois se taisaient et semblaient la regarder fixement, comme si elle était coupable de quelque chose. C’est alors qu’Opyn remarqua que ce n’était pas son esprit qui ne voulait pas voir la tête de ces gens, ces personnes n’avaient pas de visage ! Pas de formes, ni de nez, pas d’yeux ni de bouche ; juste un ovale pâle et complétement vide, lisse, sans vie. Paniquée, elle poussa avec rage les corps inhumain devant elle et passa difficilement entre eux, se frayant un chemin alors qu’aucun ne voulait se pousser vraiment. Elle avait peur et ne comprenait rien, sur les quelques mètres qui la séparait de la porte de sortie, fermée, elle courut puis fini par l’ouvrir brusquement, tous les regards tournés vers elle. Mais cette porte, qui quelques heures auparavant menait au hall puis au corridor, s’ouvrait maintenant sur un grand balcon  et un ciel sombre, sans étoile et inquiétant. Opyn, qui tenait encore les poignées de porte, se figea et arrêta de respirer. En se retournant, elle vit tous ces « fantômes » l’entourer et bloquer sa sortie, mais elle vit surtout devant tout le monde : Laure, Ellie, Désirée, Andréa, Apupia, Thomas et Uva qui la fixait avec des yeux vides d’âme et se rapprochaient doucement.
Elle tremblait de tous ses membres et ne comprenait rien de ce qui lui arrivait, elle reculait en plaçant ses mains en direction de toutes ces personnes zombifiées comme pour se protéger ; elle avait des yeux exorbités, injectés de sang et de terreur. Mais elle buta son dos contre la barrière de pierre du balcon et serra le plus fort possible la matière froide ; elle tourna la tête pour voir à quelle distance du sol elle était et elle vit avec effroi que le sol n’existait plus, il n’y avait qu’un grand trou noir. Quand elle se retourna devant ses agresseurs, Opyn poussa un couinement de surprise : Hope et Arthur, ses parents, se tenaient à quelques centimètres de son visage, devant toute la famille. La jeune femme n’eut pas le temps de respirer, ni de crier, ils se jetèrent tous sur elle et la poussèrent de leurs mains blanches, dont ressortaient de grosses veines bleu de mort. Opyn s’accrocha autant qu’elle put, en repoussant les agresseurs mais elle bascula soudain en arrière sans qu’elle ne puisse s’en sortir ; elle sentit lentement sa tête basculer en arrière et ses jambes quitter le sol. Elle ouvrit, dans un dernier élan, la bouche pour crier mais elle entendit, si fort qu’elle crut que ses oreilles allaient imploser, un hurlement de peur et de douleur qu’elle connaissait si bien, celui qu’elle entendait en rêve, celui qui la suivait depuis dix ans. Elle se vit alors tomber dans les abysses, aperçut ses parents pendant un instant, de chaque côté d’elle et qui la regardait avec désarrois et amour. Elle fut ensuite entourée de chiens enragés qui semblaient lui courir après, d’un serpent géant qui tentaient de la mordre, d’un chat démoniaque qui sortait d’un miroir, de trois ombres humanoïdes menaçantes, de centaines d’objets disparus qui tournaient et d’un feu brûlant où dansaient de mystérieuses silhouettes.
« Je vous ai aidé et c’est comme cela que vous me remerciez tous ? Vous ne valiez même pas le coup, mais qu’est-ce que vous pensiez que j’allais faire ? Vous m’avez abandonné Mère avant même que je n’ai l’âge d’hériter, j’ai dû me débrouiller seule alors pourquoi vous vengez-vous ? Tout cela n’a rien à voir avec moi, c’est de votre faute ! cria-t-elle en tombant, en larme.
- Opyn, libère-toi de ta rancœur et de ta colère. Tu sais que cela n’est pas de notre faute, tu le sais depuis le début. Souviens-toi, libère-nous ! lui ordonna la voix de sa mère en réponse à sa haine.
- Non, je ne comprends pas ce qui m’échappe ! »
Mais elle vit soudain le sol se rapprocher à une vitesse hallucinante et au moment où son corps tétanisé rentra en contact avec la terre, au moment où elle hurla de douleur en sentant tous ses os se briser elle put entendre au loin Hope qui lui répondait : « Ce n’était pas la falaise ! » Et la révélation lourde de sens résonna pendant quelques instants.
Le silence retomba peu après, il n’y avait aucune parole, aucun souffle, aucun vrombissement. Pendant quelques secondes, Opyn crut sentir son âme quitter son corps et flotter au-dessus de la scène ; c’est alors qu’elle remarqua qu’elle n’était pas allongée sur le sol, mais sur un immense tableau poussiéreux que maculait son sang rouge et visqueux. Son corps mort était allongé entre sa mère et son père, ainsi que toutes les femmes de la famille Chester.
Opyn hurla de peur en se redressant violemment, trempée de sueur. Elle mit de longues minutes avant de pouvoir calmer son cœur et sa respiration affolée et elle ne put se rendormir que des heures après, à force d’une fatigue accablante.
Elle n’en revenait pas de ce qu’elle avait rêvé, ou plutôt de ce qu’en ce jour elle arrivait à se souvenir. Car maintenant il lui revenait en mémoire toutes ces nuits, depuis dix ans, et elle comprit que ce message hurlait dans sa tête depuis bien longtemps, sans qu’elle puisse identifier le sens.
Maintenant elle avait compris : ce cri était celui de sa mère et elle avait assisté à la mort de ses parents, dix ans auparavant. Mais cela n’était pas un accident, la falaise ne s’était pas effondrée : ils avaient été poussé du haut de la roche avant de s’écraser sur les récifs et de se noyer dans la mer agitée. Demain, lors du bal, le secret serait dévoilé coûte que coûte. Les esprits de ses parents allaient bientôt être vengés, et les Chester pourraient alors vivre en paix, libre du poids de ce mystérieux meurtre, libre de ces péchés qui s’étaient emparés d’eux, depuis dix ans qu’un traitre vivait dans ces murs et s’amusait de leur décadence. 

Les sept Péchés CapitauxWhere stories live. Discover now