Paresse

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« Calmez-vous mes amis, assis et profitez de cet instant de silence, ordonna Ellie. »

Les trois chiens s’assirent aux pieds de leur maitresse mollement allongée sur un sofa brodé et ocre. Le plus jeune et le plus blanc d’entre eux, Cran, continua en dépit du calme à mordiller l’oreille de sa voisine Anie dont le pelage était noir sombre. Kell s’assoupissait en couinant comme s’il eut fait un rêve trop beau pour être vrai. Dans cette chambre bleuâtre et cotonneuse régnait un calme et une sérénité qui n’avait pas lieu dans le reste du manoir de Chester ; ce jour-là qui semblait être comme tous les autres, le sommeil d’Ellie fut perturbé.
Opyn frappa et n’attendit même pas la réponse pour entrer majestueusement dans la chambre de sa seconde jeune sœur. Elle découvrit celle-ci et ses bêtes allongées et très surement préoccupé par leur bien-être et leur repos. L’ainée n’hésita pas à perturber ce tableau.
« Ellie, réveilles-toi, arrête de paresser toute la journée dans ta chambre et sort faire quelque chose.
- Eh bien ma sœur, quelles choses voudriez-vous que je fasse dans cette demeure ? Apupia s’occupe de tout et tu régis chacune des affaires du manoir. La seul liberté qu’il me reste est donc cette paresse, cela me semble évident.
- J’ai pourtant souvenir de vous plus tonique quand nous jouions et étudiions ensemble il y a de cela dix ans. »
Ellie, soudainement atteinte, se releva et vient face à sa sœur.
« Maintenant que nos parents regrettés ne sont plus de ce monde pourquoi devrais-je faire quoi que ce soit ici ? Je n’ai rien à faire, dit-elle en durcissant le ton de sa voix, à part cette paresse ! Alors veuillez me laisser, et pour vous prouver ma bonne volonté, je m’en vais me prélasser dans les jardins. »
Vêtu de bleu, la jeune femme partit en ricanant et franchit le seuil de sa porte, tout en sachant que l’ainée la suivait des yeux, fulminant de cet affront. Décidément, pensais Opyn, la situation lui échappait et il était grand temps de libérer cette famille de ses péchés ; en commençant par Ellie. Opyn baissa les yeux et croisa le regard vide et niai des trois chiens, de ces animaux à qui leur date d’arrivé ici coïncidait au changement d’attitude de la jeune femme. N’arrivant plus à contenir sa colère, Opyn frappa d’un coup de pieds le dernier des dobermans qui sortait, sans savoir duquel il s’agissait ; atteint aux jambes arrière la bête au pelage noir s’enfuit la queue basse en couinant de douleur, ce qui ne manque pas d’alerter Ellie.
Elle se retourna pour lancer une critique malveillante à la sœur tyrannique mais vit dans ses yeux la rage qui montait et un rictus affreux se dessiner sur ses lèvres. Comprenant que la crise de colère n’était pas loin, Ellie sortit plus vite encore, devancée par ses chiens, car elle ne cherchait pas l’affrontement elle n’avait rien envie de dire à Opyn et ne  savait pas exactement ce qu’elle cherchait en venant lui parler ce matin-là. Ne soit pas bête, se dit-elle, tu sais qu’il y a forcément un rapport avec son bal et les quelques affaire qu’elle souhaitait régler avant. Toute deux se connaissaient assez pour savoir que rien n’enlèverait l’idée saugrenue apparu dans la tête de la plus grande ; ainsi la petite victime partit s’assoir en vitesse au bord de la fontaine et tenta de ne plus y penser. Que ce bal passe rapidement par pitié, implora Ellie. Puis elle reprit sa position favorite et s’allongea sur le rebord de pierre, toujours accompagnée de ses chiens. Au-dessus d’elle, un soleil faiblard pourtant annonçait midi.
Le repas était terminé, personne n’avait osé prendre la parole de tout le déjeuner, surtout pas Ellie qui comme à son habitude était arrivée en retard mais cette fois sans ses animaux ; personne n’avait fait de commentaire et personne ne savait pourquoi cette absence soudaine. Apupia avait apporté les plats les uns après les autres ; Isatis avait rejoint sa place sur les épaules de Désirée ; Thomas avait paru aussi livide que chaque jour et n’avait pas réagi aux coups d’œil charmeur de Laure, qui ne cessait de s’exhiber avec de petite robe et de se plaindre du manque de luxe de la maison ; Uva s’était goinfrée de raisins sous le regard méprisant d’Andréa. La vie du domaine de Chester était devenue plate et chaque action semblait tourner dans un  cercle vicieux, depuis dix ans déjà se remémorait Opyn, elle avait hâte de changer mais dès le début de sa quête elle se sentait bloquée. Comment s’y prendre avec sa sœur, pourquoi avait-elle sombrée dans cette paresse mortifiante ? Longtemps Opyn avait cru que c’était à cause de la mort de ses parents, mais cette nuit-là, en rêve, elle s’était souvenue que cela avait commencé au moins une semaine avant ce triste évènement. Juste le jour de l’arrivée de ces dobermans. Qu’avaient-ils fait ? Juste trois chiens sur un toit, c’est tout ce qu’elle se souvenait de son rêve mais elle savait pertinemment que quelque chose s’était produit sans que personne ne le sache jamais. Opyn était restée seule à la table, toute sa famille avait vaquée à ses occupations sans se soucier de qui que ce soit ; elle se noyait dans un flot de pensées et de questions jusqu’au moment où Apupia vint débarrasser la table.
« Madame, je vous sers depuis ma plus tendre enfance, quand vos parents m’ont recueillis alors que j’avais à peine cinq ans de plus que vous et je me suis promise de toujours vous servir. Aujourd’hui vous me paraissez embêter. Si je peux vous donner un conseil, faite ce que vous avez à faire si c’est pour arriver à vos fins. C’est la meilleure des choses, je le jure devant Dieu, Madame.
- Dieu … Dieu. Est-ce Dieu qui nous a appris que la fin justifiait les moyens ? demanda Opyn sans regarder la domestique. Je ne crois pas, mais ton conseil est judicieux ; il faut que cela cesse. »
Opyn se leva laissant Apupia seule et sans plus d’indication ; elle passa dans le corridor et s’arrêta dans le salon où elle vit Uva grignoter, sans surprise, Thomas lire et lever de temps en temps les yeux sur Laure qui, jambes croisées, mangeait presque passionnément ses cheveux. Aucun d’eux ne se préoccupait du tableau toujours présent, vieux mais jamais poussiéreux, chose rare dans ce manoir car Opyn ordonnait à Apupia de le nettoyer tous les soirs. Derrière la fenêtre, Ellie avait repris sa place vers la fontaine avec deux de ses chiens. Etrange, pensa Opyn jusqu’à ce qu’elle vit du coin de l’œil la troisième bête noire qui rentrait dans la maison. Toute deux avaient tourné la tête et se regardaient. Opyn bougea précipitamment et vint s’emparer du chien en le serrant fort dans ses bras pour que la bête ne remue pas ; néanmoins elle poussa un aboiement de surprise. Dans le jardin, Ellie s’éveilla en sursaut, alertée par cet aboiement. Elle vit alors qu’il lui manquait Anie et comprit que sa famille lui jouait un mauvais tour. Elle se leva, traversa le jardin et entra dans la maison ou elle trouva chaque membre de la famille occupé.
« Qui de vous, misérable, avez encore enfermé Anie dans un placard ? Je vous préviens que cette fois mes dobermans n’aimeront pas ce comportement et je suis sûre qu’ils ont faim.
- Ne t’emballe pas Ellie, marmonna Laure. C’est Opyn qui l’a attrapé ton chien, puis elle a monté les escaliers.
- J’espère que l’une des deux tuera l’autre, mais je ne sais pas laquelle je veux ! Rigola Uva »
 Ellie monta l’escalier de sa démarche nonchalante ; arriva au premier, puis au second étage sans jamais voir Opyn, elle décida alors de monter sur le toit pour la première fois de son existence.
Quand elle ouvrit la petite trappe d’accès au toit, Ellie se hissait sur les tuiles,  rejoint le rempart et en fit le tour. De l’autre côté Opyn l’attendait en tenait l’animal dans ses bras.
« Enfin vous voilà. Rendez-moi cet animal, il ne vous servirait à rien.
- Hélas, c’est ce que tu crois mais il est une puissance de persuasion je dirais. Je pense donc le garder jusqu’à avoir obtenu ce que je veux. Il m’attriste d’en arriver là, assura Opyn en s’appuyant sur le bord.
- Oh ça non, je ne vous crois pas. Rendez-moi Anie !
- Et quoi alors, pourquoi autant d’emportement pour une bête comme une autre ? Ne pensez-vous pas que ça a été remarqué le jour où vous les aviez-rapporté et ou vous aviez filé vous enfermer dans votre chambre au lieu de venir jouer avec nous comme nous le faisions tous les jours ?
- Une enfant à ses raisons dont il ne faut rien savoir. Ne faites pas l’idiote, ils n’ont rien à voir.
- Je pense le contraire ma chère, ils ont tout à voir dans votre… décadence. Pourquoi ce jour-là les avoir ramené ? Il suffit de vivre comme une recluse et une orgueilleuse. Dite moi pourquoi ce changement de comportement si soudain, quel est votre fardeau ? Pourquoi cette paresse ? »
Ellie ne répondit pas elle restait bras croisé en foudroyant du regard sa grande sœur. Opyn sentit la colère lui monter et d’un coup elle brandit l’animal par la peau du cou au-dessus du vide dans un élan de désespoir ; coûte que coûte il fallait qu’elle sache.
« Non ! cria Ellie
-Avouez tout, qu’avez-vous à cacher même au prix de sa vie !
- Ça suffit je vous en prie, je peux tout vous raconter ma sœur mais rendez-moi ma chienne… »
Ellie, apeurée, s’agenouilla et tendit les mains comme pour implorer sa sœur de ne pas faire du mal à l’animal.
« Nous étions jeune, Opyn, l’école était mon élément et je passais mon temps à étudier. Aussi bonne élève que j’étais personne ne venait me parler, pas même vous. J’étais seule et plus les jours passaient plus j’en souffrais, dans la classe on me prenait pour une étrangère qui passait sa vie plongée dans ses livres sans pouvoir s’amuser. Tous les enfants se moquaient de moi, ils m’entouraient dans la cours me pointaient du doigt et chantaient des imbécilités ; tout cela détruit un enfant ! Même M. Arthon, l’instituteur, me rabaissait plus bas que terre, comme un chien. Un jour, il m’a convoqué à la fin du cours, a sorti une bouteille et l’a bu face à moi puis il m’a dit « Petite, tu es pire que le diable, reine des moches et des incapables. » J’ai eu peur de ces mots, de ce diable dont il parlait, j’ai couru tout en haut des escaliers et je suis sortie sur le toit. Là-bas j’ai entendu des couinements, dans un carton je les ai trouvé, mes trois chiens Kell, Cran et Anie alors qu’ils n’étaient que bébés. Chaque jour je revenais ici pendant les temps libres et les nourrissaient ; ils étaient mes amis. Une après-midi quand j’étais sur le toit à caresser les bêtes, la porte s’est ouverte et M. Arthon enivré est arrivé. Il m’a trouvé et je n’avais pas le droit d’être ici je le savais, il s’est approché de moi, a levé sa main et m’a frappé très fort. J’étais au sol je pleurais et là, tous les chiens se sont jetés sur lui aussi petit qu’ils étaient. L’instituteur reculait puis il a basculé dans le vide, son visage s’est décomposé comme s’il avait réalisé qu’il allait mourir, un instant avant qu’il ne tombe. Ils ont pensé à un suicide, vous souvenez-vous ? Ce soir-là j’ai ramené les chiens et j’ai changé de vie, je suis passée de studieuse à paresseuse car je pensais avoir assez donné à l’existence sans rien en retour. »
Ainsi c’était tout. Ma sœur avait vécu un enfer durant l’enfance sans que personne ne le voie. Ces trois chiens que je méprisais lui avaient sauvé la vie mais elle restait choquée par cette mort et cette violence. Elle avait huit ans, pas étonnant que cela ce soit fini comme cela. Ellie  se réfugia en pleurs dans mes bras, j’enrageais contre cet ivrogne mort pour ce qu’il lui avait fait subir. Je la ramenais dans sa chambre ou elle s’assoupit bien vite. Elle semblait plus heureuse, plus détendue comme si son fardeau avait quitté ce corps.
En quittant la chambre, Opyn se rendit dans le salon, ou seule Laure avait disparu. Elle vit alors le tableau, le long tableau de ses parents qui paressait inchangé depuis dix ans. Ce soir-là, une jeune femme vêtue d’une robe bleue et d’un nœud accroché à ses cheveux était apparus aux côtés des deux adultes. Opyn aurait juré qu’ils souriraient de plus belle. 

Les sept Péchés CapitauxWhere stories live. Discover now