Vanité

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« Ma mère m’avait dit que le miroir n’était que l’image, qu’il avilissait l’esprit et ne reflétait alors que l’être creux qu’il contrôlait. Ne vit pas à travers eux, tant que tu le peux essaie de leur échapper car la vie n’est pas dans ce monde de faux reflet. » Etait-ce la seule qui avait été prévenue ?
Debout devant sa fenêtre, Opyn contemplait le coucher de soleil sur la colline du village de Dale. Elle était épuisée de sa journée, du combat plus ou moins imaginaire qu’elle avait dû mener ; par-dessus tout c’était son esprit qui, à force de voir le désespoir chez ses proches, en gardait des séquelles. En trois jours elle venait de vivre plus de malheurs qu’elle n’aurait pu croire et elle savait pertinemment  que sa bataille n’était pas finie avant que sa famille ne soit totalement libérée de ses péchés.
Son premier réflexe en rentrant dans sa chambre ce soir-là avait été de cacher son miroir d’une épaisse et vieille toile, pour que jamais il ne lui arrive la même chose qu’Andréa. Pendant qu’elle se remémorait la journée, son bras blessé la faisait souffrir mais le plus dur était de garder et de ravaler ses larmes comme elle le faisait depuis dix ans.
Jamais elle n’avait remarqué mais cela faisait un long moment que tous les miroirs des couloirs avaient disparu et ce n’était que ce matin qu’elle s’en était aperçue. Quand elle avait voulu regarder son poignet dans le miroir, au bout milieu du couloir : il avait disparu. Chaque couloir se retrouvait alors vide, privé de tous ces miroirs qui reflétaient leur monde inversé.
Opyn avait attendu que tout le monde soit rassemblé pour le repas avant de poser sa question. Un silence habituel régnait dans la grande salle à manger ; assis autour de l’épaisse table de bois d’ébène chacun mangeait lentement une viande rouge saignante qu’avait cuite Apupia.  Elle décida de se lancer :
« J’aimerais de vous une réponse précise. Suis la seule à avoir remarqué l’absence de miroir dans le manoir ?
- Non, mais en quoi cela pourrait-il vous gêner ? Demanda Uva la bouche pleine.
- Moi cela me gêne, répliqua Laure soudain affolée, comment pourrait-on contempler toutes les richesses que nous portons si les miroirs ne sont plus là à chacun de nos pas dans les couloirs ? Une maison dépourvue de miroir, c’est comme une maison de misérables ! Il y avait un miroir derrière toi Andréa il y a peu, ou est-il ? Comment on-t-il disparu ; c’est affreux. Il faut absolument que je trouve un miroir, pour savoir au moins si ces diamants à mon cou sont assez scintillants et précieux. Thomas accompagnez moi, ordonna-t-elle d’un coup d’œil charmeur en se levant.
- Rasseyez-vous petite sotte ! Je n’en ai que faire de vos faux-semblants ! Je vous jure qui si vous et Thomas quittez cette table, je vous prive de toute votre toilette si luxuriante. Maintenant, taisez-vous avant que je ne m’énerve davantage, cela ne pourrait que vous être bénéfique. » Opyn s’était empourprée de colère ; sa petite sœur était vraiment ignorante et elle l’exaspérait au plus haut point. Elle reposa pourtant sa question et remarqua alors que tous la regardaient avec un mélange d’incompréhension et de lassitude ; tous sauf Andréa.
Elle avait pris cela comme un aveu silencieux ; sans un mot, Opyn s’était alors dirigée précipitamment vers la chambre de sa sœur. En levant les yeux vers l’ainée qui partait furieuse, Andréa croisa son regard et elle ne mit que quelque secondes pour comprendre que sa sœur se doutait de quelque chose. Soudainement apeurée, Andréa se leva ensuite et tenta tant bien que mal de rattraper la femme ; aucune de ses demandes ne marcha, Opyn n’attendit pas sa poursuivante et ne s’arrêta que devant la chambre de cette dernière. Elle posa la main sur la poignée et ouvrit brusquement la porte de bois, elle jeta un coup d’œil à sa sœur qui semblait furieuse et mystérieusement effrayée.
« Vous n’avez pas le droit !
- J’ai tous les droits ! répondit l’ainée »
Puis en entrant dans la pièce elle resta bouche-bée. Opyn se retrouvait dans un monde sombre et inversé ; la chambre entière, d’un violet ténébreux et inquiétant, était tapissée de tous les miroirs qui avaient disparus. En faisant quelques pas, la femme était projetée en dizaine d’images dans tous les sens, rien ne ressemblait au monde normal comme si tout n’était qu’illusion.
« Vous vivez dans une boite de mensonge, à vous regarder chaque seconde plus différente qu’en vrai. Ma pauvre Andréa, personne ne vous a dit que vous en deviendriez folle ?
- Folle ? Vous en parlez comme s’il s’agissait d’un cauchemar. Pourtant n’avez-vous jamais rêvez de ne voir que vous, juste vous, votre personne et de ne plus avoir à subir le regard des autres ? A travers les miroirs vous êtes la seule et unique qui puisse agir, vivre.
- Vous ne pouvez pas vivre à travers eux, leur monde est faux et vil !
- Oh non, ce monde que je me suis bâti est bien plus simple et fort que celui dans lequel vous vivez tous. Ne voyez-vous pas, chère sœur, toutes ces choses qui sont miennes ? dit-elle en se posant face à son immense miroir d’or. Ne voyez-vous pas cette couleur pure, violette, se répandre partout ? Tous ces hommes et ces femmes sans foi ni loi sont ici réduit à vivre dans les tréfonds des cachots. Seuls peuvent rester ces bêtes, ces animaux insignifiants qui me prêtent allégeance. Ce lapin toujours pressé, cette chenille philosophe, ce chapelier, même cet immonde chien et ce chat mystérieusement fou m’appartiennent. Je suis ici chez moi.  Ne vois-tu rien ? »
En même temps que le récit d’Andréa, Opyn voyait apparaitre tout autour d’elle, dans les miroirs, un chien carnassier, un homme au chapeau étrange et à la peau pâle, un lapin habillé d’une redingote avec une montre, et une énorme chenille fumeuse ; ils semblaient possédé, privé d’âme et entouraient de plus en plus la jeune femme. Toutes ces créatures du diable, ces bêtes anormales issues de la folie de sa sœur, l’enserraient. Opyn était prisonnière, oppressée par des yeux blancs, vides qui se posaient sur elle et alors elle vit dans l’immense miroir face à sa sœur un être étrange apparaitre. Une tête de chat aussi ronde que violette la fixait ; son regard traversait Andréa et venait se planter dans le cœur de la jeune femme comme une flèche empoisonnée. Mais ce qui la figea de terreur fut le sourire de cette bête, un sourire démoniaque et monstrueux qui montait aussi haut que ses oreilles et qui dévoilait une rangée de dents pointues et aiguisées comme des couteaux. Ce qui terrifia aussi la jeune femme fut les trois mots que ce chat prononça d’une voie venue des fins fonds du Styx et qui n’aurait jamais dû en sortir : « Vous êtes aveugle. » Et il rit doucement, plus machiavélique encore que le diable en personne.
Sa sœur était devenue folle, contrôlée par son envie de reflet, son envie de se voir et de créer un monde parfait qui aurait dû être le sien. Mais il lui avait à présent échappé et lui tranchait ce qui lui restait d’esprit en millier de papillons cauchemardesques qui l’abandonnaient doucement. Ce chat des enfers menait Andréa comme un pantin, il jouait de sa folie pour la voir tomber lentement dans un abîme creux et sans vie, il volait son âme.
« Andréa je peux t’aider, détruit ce miroir ! » hurla Opyn.
Presque aussitôt toutes ces créatures crièrent de rage si fort que la femme dû s’accroupir les mains sur les oreilles pour ne pas voir son cerveau imploser. Le sol se mit à trembler sous ses pieds et elle vit bien de ses propres yeux le carrelage s’effondrer et des brèches noir s’ouvrir dans le sol ; Opyn dût se lever et courir pour éviter de tomber dans les limbes mais plus elle avançait, sautant les trous, plus la salle semblait s’allonger et devenir interminable. Les miroirs autour d’elle riaient d’un rire maléfique. Mais elle n’était pas folle, elle aurait pu le jurer : toutes ces choses se passaient et ces miroirs voulaient la tuer ; tous les êtres du démon n’attendait qu’une chose, la voir tomber, la voir perdu comme sa sœur. Pourtant elle courait à perdre haleine, elle tombait et se relevait, elle sautait ces brèches toujours de plus en plus grande ; sa vie dépendait de sa fuite mais la chambre s’allongeait, sa sœur s’éloignait. Non ce n’était pas possible, comment toutes ces abominations pouvaient se passer sous ses yeux et comment pouvait-elle être la seule à le voir !
Soudain Opyn trébucha et en une fraction de seconde elle se vit tomber dans un de ces trous. Quand elle leva la tête, les yeux injectés de sang et de peur, elle vit le sol se reformer au-dessus d’elle ; elle ne put alors qu’hurler.
« Andréa ! »
Le temps s’arrêta, les yeux d’Opyn se fermèrent et tout se tut. Quand elle reprit connaissance, elle était allongée au sol juste aux pieds de sa sœur. Tout autour d’elle, les créatures des miroirs plongeaient leurs regards blancs dans sa direction et quand elle leva les yeux vers ceux de sa sœur, elle aperçut le même vide, la même absence d’âme. Seul le Chat échappait à cet aspect de mort-vivant ; il la regardait de ses yeux d’amandes tranchant et souriait toujours.
« Vous êtes aveugles.
- Je ne suis pas aveugle, dit-elle en se relevant. En revanche, vous vous n’existez pas.
- Alors vous êtes bel et bien aveugle. Les humains refusent ce qu’ils ne peuvent pas contrôler, voilà en quoi vous êtes vulnérables. J’ai pu piéger votre sœur ainsi, le charme est facile, la liberté est éphémère mais moi, je suis immortel tant que vous serez aussi aveugle et stupide que cela.
- Très bien, il ne me reste alors qu’une solution. Vous combattre. Oubliez-vous où votre monde se cache ? Un miroir est bien plus fragile que vous ne croyez ! »
Elle se jeta en avant pour faire basculer le miroir mais fut prise soudain d’une douleur au ventre. En tournant légèrement la tête elle vit sa sœur possédée qui l’avait frappée dans les côtes et n’eut à peine le temps de voir la gifle qui vint la frapper violement en plein visage. Opyn s’écroula un peu et se releva en titubant.
« Vous ne vous servirez pas d’Andréa. »
Elle fonça sur sa sœur qui l’attrapa au vol sans même faillir, mue par une sorte de force démoniaque, elle se sentit tournée et rejetée en arrière. Opyn n’abandonna pas, elle se retourna vers le miroir et courut aussi vite qu’elle pouvait ; Andréa ne réussit à la rattraper qu’à la dernière seconde mais il était déjà trop tard.
Aussi fort qu’elle put, Opyn abattit son poing serré sur l’immense miroir. Une onde de choc les repoussa toutes les deux en arrière et le temps ralentit soudain. Des fissures apparurent sur la gueule du chat qui à présent montrait une gueule monstrueuse ; ses yeux s’étaient assombris et son sourire se transformait en une grimace de haine et de douleur. La tête sembla alors sortir du miroir, s’échapper de son monde et se rapprocha à une vitesse fulgurante des femmes ; Opyn se jeta sur Andréa et la couvrit de son corps. La gueule cauchemardesque s’approcha au-dessus d’elles et s’apprêta à trancher leur chair de ses dents mais jamais elle n’y parvint. A quelques millimètres des femmes, le chat explosa soudain dans un hurlement de douleur et le miroir d’or implosa en même temps.
Quelques secondes de silence seulement s’installèrent avant que chacun des miroirs de la pièce n’éclatent dans un fracas assourdissant et ne projette des milliers de morceaux de verres tranchant partout. L’onde de l’explosion avait détruit chaque reflet présent ici ; le silence retomba alors.
Andréa, toujours sous sa sœur, se releva comme si elle avait repris vie ; toute deux se regardèrent, blessées par de petites coupures.
« Sheshire ! cria Andréa
- Calmez-vous, tout ira bien le chat a été détruit et ne vous possèdera plus » répondit l’ainée en pointant du doigt le gros miroir brisé. Son poing saignait mais elle souriait de soulagement. La folie d’Andréa avait pris fin et ce monde abominable et anormal n’avait plus sa place dans sa demeure et dans sa vie.
Opyn rouvrit les yeux ; elle était toujours devant sa fenêtre mais la nuit était déjà bien avancée. Elle ne savait plus trop s’il fallait croire encore à ce combat et à ce monde mystérieusement caché, ou bien si elle avait tout imaginé. Elle baissa son regard vers sa main : son poing était taillé et elle avait des petites cicatrices un peu partout sur le corps. Ce qui la rassurait le plus était le sourire radieux qu’Opyn avait vu sur le visage de la petite fille, vêtu d’une robe violette, qui tenait la main à son père sur le grand tableau du salon. 

Les sept Péchés CapitauxTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang