11. Passeriano, 17 octobre 1797

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Passeriano, 17 octobre 1797

Les ratifications étant arrivées de Vienne, Cobenzl se précipita villa Manin où Bonaparte le reçut avec la plus extrême courtoisie. Le dîner fut des plus fins. Après quoi, on passa dans le grand salon. Les deux hommes signèrent en même temps.

-Monsieur l’Ambassadeur, jamais on ne vit une paix aussi brillante… bien qu’à Paris, je ne doute pas qu’on ne s’attache à la critiquer vivement.

-Laissons dire les sots, mon général, susurra Cobenzl qui obtenait à son maître la Vénétie, une partie de la Bavière et la Dalmatie.

-Le général Berthier et le savant Monge vont partir immédiatement porter ce traité à Paris.

Cobenzl tira sa montre : il était deux heures.

-Diable. Vous ne perdez pas de temps.

-Rarement en effet… Citoyens, veuillez saluer une dernière fois Monsieur l’Ambassadeur.

Monge et Berthier s’inclinèrent. Leur voiture était prête, les relais de poste prévus.

-Cobenzl, fit encore Bonaparte, vous saurez pardonner les écarts de langage d’un soldat qui vit dans les camps depuis quatre ans.

-J’ai eu la chance, ces dernières semaines, de faire la connaissance d’un des hommes les plus étonnants et intéressants de ce siècle.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

-Et Dandolo, demanda Cobenzl tout bas ?

-J’en fais mon affaire, répliqua Bonaparte.

Venise, le 28 octobre 1797

De retour dans la lagune, Dandolo avait été accueilli triomphalement comme s’il avait sauvé la République. Mais le bruit courait d’une cession de la Vénétie. Un débat s’engagea pour ou contre une opération militaire, comme au temps de la Sérénissime. Hélas, Venise était sous la botte. Pour trancher la question, Dandolo prit la décision d’organiser un référendum. Deux questions furent posés aux citoyens : Le peuple de Venise veut-il attendre dans l’obscurité et le silence le destin qui le menace ? Veut-il jurer de défendre la liberté de la patrie, de ses fils et de sa postérité ? Dix mille citoyens optèrent pour l’obscurité et treize mille seulement pour la liberté. Les municipalistes crièrent victoire. Spada et Pisani furent chargés de porter les résultats au général en chef, Dandolo et Giuliani de plaider la cause de Venise auprès du Directoire.

Milan, fin novembre 1797

La délégation menée par Dandolo fit étape à Milan et le général en chef leur conseilla fermement de retourner à Venise, le traité étant, disait-il, déjà ratifié par le Directoire. Mais Dandolo étant passé outre et Bonaparte l’ayant naturellement appris, il les fit rattraper et ramener pieds et poings liés à Milan.

Dandolo fut amené au palais Serbelloni. Une énorme somme en or avait été retrouvée dans ses bagages, destinée à corrompre les Directeurs. Si cette tentative eût réussi, elle eût été la perte de Bonaparte. Sa réaction fut à la hauteur de l’enjeu. Tout ce qu’un homme peut laisser tomber sur la tête d’un prisonnier, Bonaparte le laissa tomber. Dandolo effondré, restait assis sur sa chaise tandis que le général en chef de l’armée d’Italie faisait les cent pas en fulminant.

Dandolo ayant laissé passer l’orage, se leva et rassembla son courage pour plaider la grandeur de sa cause. Marmont se tenait, témoin silencieux derrière le fauteuil de Bonaparte où celui-ci avait fini par se rasseoir. Soudain Dandolo vit un éclair briller au doigt de Marmont et il reconnut la bague d’Appolonia. Une flèche le transperça et il sentit ses genoux fléchir :

-Citoyen-général, commença-t-il enfin, votre entrée en Italie il y a un an et demi, a désemparé la Sardaigne, enthousiasmé Milan et Bologne, inquiété Venise et révolté le Tyrol. Mais tous, royalistes ou jacobins, nous avons cru que pour les Italiens l’heure de la fin des humiliations avait enfin sonné. Que ne vous êtes-vous avancé jusqu’aux Alpes autrichiennes en criant Italia …Une armée de trois cent mille hommes serait aujourd’hui derrière vous sous les murs de Vienne. Nous vous avons tout sacrifié, notre gouvernement, nos trésors, nos vaisseaux, notre passé, nos territoires, nos alliés, notre liberté. Vous avez préféré pour votre pays une combinaison qui nous sacrifie à votre pire ennemi. Soit.

Dandolo fixa intensément la bague. Marmont s’en aperçut et recula d’un pas.

-Que nous reste-t-il pour combattre ? Ni or ni vaisseaux. Les soldats dalmates et esclavons ont été renvoyés et leur pays envahi. Mais il nous restera toujours l’amour de la patrie et l’espoir de notre liberté.

Dandolo regarda Marmont droit dans les yeux et continua :

-Faut-il qu’aujourd’hui vous nous ridiculisiez encore aux yeux de l’Europe ? Allez-vous encore nous dérober notre honneur ?

Marmont était livide… Bonaparte écoutait gravement. Il aimait qu’on lui résistât. Ce petit pharmacien juif n’était pas dépourvu de grandeur. Une émotion l’étreignit et lui fit même venir quelques larmes aux yeux. Il renvoya les députés vénitiens avec douceur. Puis, regardant par la fenêtre, il laissa tomber :

-En politique, il faut avoir le cœur sec et la main ferme…

***

Le 17 novembre, Bonaparte quitta Milan pour Turin. Il était attendu au congrès de Rastadt. Six jours auparavant, il avait envoyé le citoyen Poussielgue en mission secrète à Malte. Mais une partie de ses pensées restaient tournées vers Venise et, déjà, il méditait de la reprendre aux Autrichiens.

Sultan BonaparteWhere stories live. Discover now