3. Venise, Pentecôte 1797 (4 juin)

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Venise, 4 juin 1797, jour de la Pentecôte

-Ainsi, mon cher Marmont, fit Baraguey en se retournant vers l’aide de camp, le général en chef vous a semblé d’excellente humeur…

-Comme quelqu’un qui vient d’accueillir à Montebello sa mère, Elisa et Caroline, sa sœur préférée.

Les deux hommes avaient pris place à côté de la tribune officielle devant l’église San Geminiano, face aux trois mâts de la basilique ornés d’oriflammes tricolores, de faisceaux de licteurs et de bonnets phrygiens.

-Nous avons organisé une splendide fête patriotique, fit Baraguey en se rengorgeant. Dès que la messe sera terminée, nous commencerons.

Il comptait sur Marmont pour faire au général en chef un récit coloré de cette journée où le peuple vénitien était censé faire la preuve de son enthousiasme. Une canonnade éclata, d’une galère ancrée dans le bassin de St Marc, et trois cents musiciens entonnèrent la Marseillaise. Tallier, représentant la Municipalité, s’avança, tandis que les cloches se mettaient à sonner à toute volée, et pria le général Baraguey d’Hilliers de venir y occuper la place d’honneur. Marmont suivait avec les officiers. Un cortège allégorique formé sur la piazzetta défila sous une banderole tendue entre les deux colonnes du Môle et s’avança vers les tribunes. Deux garçons et deux filles apparurent d’abord avec une gigantesque pancarte.

-Qu’est-ce, demanda Marmont à son voisin ?

-La Croissance et l’Espérance de la Patrie.

-Et ce barbon avec une jeune et jolie femme, fit-il en désignant le couple suivant ?

-La Patience qui permet de voir triompher la Liberté.

-Et le jeune couple derrière ?

-La Fécondité démocratique.

Suivaient les municipalistes, des troupes italiennes, la garde nationale vénitienne et quelques soldats français. Le tout entra à la basilique pour un rapide Te Deum pendant lequel Marmont, appuyé à une colonne pour mieux admirer les mosaïques, bâilla à se décrocher la mâchoire. Puis toute l’assemblée ressortit pour le grand moment solennel. Le président de la Municipalité s’avança vers l’arbre de la Liberté, un mûrier coiffé d’un bonnet écarlate, et mit le feu au fameux Livre d’or sur lequel était inscrit le nom de toutes les familles aristocratiques vénitiennes. Il y jeta le corno et les autres insignes officiels du dernier doge. Des applaudissements partirent en salve. Puis crépitèrent les pétards.

-Heureusement, ce n’est qu’une copie, pensa Marmont, soucieux de conserver ce document historique irremplaçable.

La musique jouait la Carmagnole. Les couples se mirent à danser autour de Marmont. Le cœur lui battait à se rompre à l’idée de revoir Appolonia. Il était porteur d’un message de Bonaparte au général Baraguey d’Hilliers lui demandant d’ouvrir le ghetto, d’en brûler les portes en public et d’abolir les usages anciens et humiliants pour les Juifs. L’aide de camp espérait étreindre la blonde vénitienne, auréolé par la réussite de la mission dont elle l’avait chargé… Soudain, il la vit. Elle dansait au bras d’un homme brun, basané et soigneusement rasé, à la prunelle noire et aux cheveux plaqués en arrière. L’homme avait le verbe abondant, la jambe courte et le pied plat. Il bedonnait. Marmont le détesta au premier coup d’œil. Il prit par la manche un officier qu’il connaissait.

Sultan BonaparteWhere stories live. Discover now