1.Place Saint-Marc, 17 mai 1797

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Place Saint Marc, 17 mai 1797

La cafetière était sur la table… Marmont poussa un juron et reposa précipitamment sa tasse. La gorgée de café, chaude, ardente et parfumée lui descendit comme un trait enflammé dans l’estomac. Quintessence d’esprit allouée pour quelques minutes, ivresse noire et endiablée, concentré d’enthousiasme qui lui faisait trembler les doigts. La gorgée de café, comme un diabolique escadron aux jambes enveloppées de velours, dévasta l’intérieur de son estomac et remonta à l’assaut de sa cervelle dont elle fit trois fois le tour avant de s’arrêter et de ressortir par les oreilles. Marmont épongea la buée de ses yeux et promena son regard sur la terrasse du café de la Fraternité patriotique. Son premier soin fut d’allonger son café, au grand scandale de la petite serveuse :

-I Francesi bevono il caffé lungo e, alla fine rimettono ancora un po’ d’acqua1, fit-elle, désolée, en haussant les épaules.

En ces quatorze mois d’aventures et de conquêtes, Auguste Marmont avait batifolé avec délices dans les prairies du gai savoir italien, bu à toutes les fontaines du bonheur et s’était vautré dans le lit de la beauté. Il sourit à la remarque de la jeune femme et glissa un doigt entre deux pages de son recueil de poèmes. La veille, les troupes de Baraguey d’Hilliers étaient entrées dans la lagune sur des barques vénitiennes, nolisées pour l’occasion. Une soldatesque impie avait foulé aux pieds la cité unique. Pour la première fois, Venise était envahie. Bonaparte méditait déjà, au cas où il ne pourrait la réunir à la République Cisalpine, d’en faire une monnaie d’échange et de l’asservir à l’Empereur d’Autriche. Ce projet n’avait d’équivalent dans l’odieux que la veulerie déshonorante du dernier gouvernement vénitien qui s’était rendu sans combattre, préférant le déshonneur à la guerre.

Les deux églises byzantines de San Geminiano et de San Marco se répondaient, reliées par les Procuraties aux arcades apaisantes. L’architecture de cette place inspirait le calme et le bonheur tranquille. Une multitude bourdonnante s’y affolait, composée d’aristocrates et d’artisans vénitiens, de soldats et d’officiers français. D’un côté, la finesse et la souplesse vénitiennes, de l’autre, l’ardeur et la vivacité françaises, spectacle étonnant qui fit concevoir plus tard à Stendhal la théorie suivant laquelle la politesse est le contraire de l’énergie. Les préliminaires de paix avec l’Autriche signés le 18 avril 1797 à Leoben, Bonaparte, muni d’une lettre du Directoire datée du 6 mai lui donnant carte blanche avait décidé son occupation. Une municipalité aux ordres avait été mise en place.

Indifférent à l’actualité, Marmont était fort occupé à lorgner les femmes qui passaient, souvent blondes et grasses à la peau blanche -car c’est un préjugé de croire que toutes les Italiennes sont brunes. A cette heure-ci, la terrasse du café était encombrée de ruffians, de montreurs d’ombres chinoises, de vendeurs de caramels et de marchandes de bouquets. Celles-ci entraient, souriantes, et posaient des fleurs sur les tables. Les remerciait-on, elles s’offusquaient, leur proposait-on d’en acheter, elles refusaient, les suppliait-on, elles détournaient la tête. Il fallait insister pour leur faire accepter qualche denaro qu’elles feignaient de considérer comme une flétrissure à leur art, une tache à leur réputation, un opprobre à leur hospitalité.

Marmont avait remarqué une des plus jolies, que ses camarades appelaient Appolonia. Gracieuse biche aux membres déliés, ses bras blancs et nus, elle secouait une tête couverte de longs cheveux blond vénitien. Ce blond qui hésite entre le blond foncé et le roux est comme la griffe des beautés vénitiennes. Appolonia parlait avec vivacité à ses amies de l’achat d’une babiole. Comme un tournoiement d’hirondelles enivrées par un long soir d’été, les jeunes femmes rejoignirent la terrasse et déposèrent leurs fleurs çà et là. Appolonia, sans cesser de sourire, lança à Marmont un regard indéfinissable et déposa son bouquet sur sa table, accompagné d’un minuscule objet brillant. Le jeune homme, intrigué, en portant le bouquet à son visage pour en apprécier les fragrances, sentit cet objet glisser entre ses doigts…

Sultan BonaparteWhere stories live. Discover now