Tome 2 - Chapitre 3

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Paco semble être le plus heureux des hommes depuis qu'il a réussi à enlever la femme qu'il convoitait. Pour l'occasion, nous faisons une pause dans les affaires, uniquement le temps des noces qui durent plusieurs jours. Il n'y a pas de passage à la mairie ni devant le curé, le mariage est simplement une cérémonie en grande pompe où les gitans sortent les gros moyens pour en mettre plein la vue. Ils étalent toute leur richesse tant dans leurs habits de parade que dans la salle louée et décorée pour les circonstances ou le traiteur. Ensuite, les époux peuvent partir en voyage s'ils le souhaitent, mais Paco a décidé de ne pas bouger pour le moment.

Après notre coup de maître chez Hubert, il pense qu'il est plus prudent pour tout le monde de rester tranquilles en attendant de voir ce qui va découler de cette histoire. Je n'imagine pas le gros lard suffisamment idiot pour nous dénoncer, il se doute que les représailles seraient terribles pour lui. Néanmoins, je ne voudrais pas qu'il nous réserve un sale coup une fois qu'il sera rétabli.

Je ne connais pas ses relations avec la justice ou la police et j'espère de tout cœur qu'il n'en a pas. Je ne sais pas s'il a porté plainte ou s'il nous a signalés et chaque jour, je m'attends à voir débarquer une brigade de gendarmes. Je n'ai pas peur de faire un séjour en prison, mais cela retarderait sacrément les plans que j'ai en tête. C'est pour cette raison qu'avec mes frères et Yankee, nous rasons les murs et évitons de sortir plus que nécessaire du camp. Dans tous les cas, je me méfie toujours de Loran et de Bastian qui ont remarqué notre soudain changement d'attitude, je ne souhaite pas que notre dernier coup leur vienne aux oreilles.

En attendant, Paco profite de ses noces sur le terrain pendant que, de mon côté, je prépare le futur. Je dois occuper mon esprit pour ne pas sombrer, sous le poids mort qu'est devenu mon cœur. Alors, je me lance tête baissée dans des projets fous.

Je prends contact avec les acheteurs d'Hubert. Ils ne sont pas français, à leurs accents très prononcés, je suppose qu'ils sont originaires des pays de l'Est. Évidemment, en entendant ma voix, le principal interlocuteur est surpris. Dans un premier temps, il se méfie et je dois expliquer qu'Hubert est désormais hors service et que je souhaite travailler sans nouvel intermédiaire. L'homme au bout du fil reste malgré tout sur ses gardes et je dois trouver les arguments pour le convaincre de m'accorder sa confiance. Je dois lui montrer que je ne suis pas un simple gitan qui vit de vols de petites envergures. Je fais des efforts pour paraître habile et sérieux au cours de la discussion. Il finit par me demander de faire mes preuves et je comprends qu'il attend de moi un gros coup.

Je sens bien que je n'ai pas à faire à des amateurs et cela me fout un peu la pression, je ne veux pas commettre d'erreurs ni mettre en péril ceux que j'aime, pourtant je suis conscient d'avoir choisi une voix où le danger est inévitable.

Assis sur ma terrasse, je nettoie mon fusil et ponce la crosse en noyer que j'ai scié. J'adore passer mes doigts sur le bois râpeux pour vérifier le résultat du travail que fait le papier de verre. Mon arme est plus légère ainsi, j'arrive à mieux la dissimuler et la manipuler. Les cendres de ma cigarette coincée entre mes lèvres s'écrasent sur le sol tandis que je recrache la fumée par mes narines. Un vent frêle et frais d'automne caresse mes bras nus et me fait frissonner.

— Je n'aime pas voir ton regard gris... murmure Picouly.

Son gros ventre en avant, elle dépose devant moi une assiette avec une part de gâteau au chocolat. J'avais bien observé qu'elle avait pris des formes ces derniers temps, mais je n'en comprends que maintenant la raison. Peut-être m'a-t-elle dit qu'elle attendait un bébé. Trop blessé, je n'y ai certainement pas fait attention. Elle se fatigue beaucoup et se plie en quatre pour s'occuper de chacun de nous. J'espère qu'elle s'entendra bien avec la femme de Paco, une présence féminine dans notre clan serait confortable pour elle.

Je lève les yeux vers le ciel qui menace de pleuvoir et lance en souriant :

— C'est à cause du temps qui se couvre...

Autour de moi, la nature s'éteint : la terre chargée d'humidité sent bon les champignons, les pins conservent leurs épines alors que les feuilles des autres arbres ont rougi, puis fané.

Picouly saisit un tabouret et essuie d'un revers de main la surface pour ne pas salir son legging blanc avant de s'asseoir. Puis elle soupire et chuchote pour que personne n'entende notre conversation :

— Tu sais pas mentir ! Pourquoi tu vas pas la chercher ton Agnès ?

— C'est pas possible ! Ça se passe pas comme ça avec les gens normaux.

Elle fronce les sourcils et prend un air contrarié pour me dire :

— C'est nous qui sommes normaux et pas eux.

— De toute manière, on est cousins...

— Belinda est la cousine de Bastian, Yankee est notre cousin, c'est pas un problème chez nous.

— C'est un problème dans la vie extérieure au terrain.

— J'aime pas la vie dont tu parles, ces gens se mettent trop de barrières à tout. T'es plus comme eux, Scar ! Fais sauter ces barrières et sois heureux !

Je soupire en réfléchissant à ses paroles. Je me demande ce qu'Agnès pense de notre histoire et si elle est aussi perdue que moi. Puis, je songe qu'en plus du fait que nous sommes cousins, nos existences ont pris des chemins vraiment trop différents. Nous nous sommes définitivement éloignés et je dois dorénavant tourner la page.

Les arbres nus m'offrent une perspective plus large et le paysage se dégage à l'horizon. Je vois mieux ce qu'il se trame dans le camp. Picouly se lève pour repartir vaquer à ses affaires tandis que je goûte à son délicieux gâteau au chocolat, moelleux et fondant à souhait.

Une mère crie après son fils qui vient d'envoyer le ballon cogner sur la taule de la caravane, laissant une trace de boue. Je souris devant le manège. Les femmes n'aiment pas cette saison, beaucoup trop pluvieuse, elles râlent après les enfants et les hommes qui se salissent davantage tandis qu'ils profitent des derniers jours avant l'hiver pour chasser.

Ils se retrouvent en bande pour faire la passée aux grives à la tombée de la nuit et alors que le camp est vidé de présence masculine, je vois la manœuvre de Bélinda qui tourne autour de moi.

Elle ne devrait pas s'amuser ainsi. Je n'ai pas envie que son jeu soit rapporté à Bastian. Je ne suis plus l'adolescent qui a peur de lui, je ne le crains plus et je ne sais pas si j'arriverai à me contenter d'une raclée. Je hais tellement ce type et sa famille que sous l'impulsion de la colère je pourrais le tuer.

Les regards qu'elle me lance ne vont pas tarder à être répétés à son mari. Pourtant cela me flatte de deviner que je lui plais encore. Peut-être ai-je laissé passer Belinda ? Après tout, c'est moi qu'elle avait choisi en premier. Je détaille la jeune fille dans sa robe moulante en m'allumant une cigarette. Elle porte une panière de linge et me fait un signe de la main tandis que je ne peux me retenir de lui sourire.
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SCAR - Pour le plus grand malOù les histoires vivent. Découvrez maintenant