Chapitre 25 : Les planètes continuent de tourner

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- Oui, moi je veux aller m'amuser dans les dunes, maman ! s'était exclamé innocemment Lilou, gagnant un soupir offusqué de Philippe.

- Ah non, toi, pas avant que tu sois mariée, avait-il répliqué d'un air ferme, partageant un sourire de complicité avec Caroline tandis que la petite contemplait la réponse avec perplexité.

Le regard perdu dans l'océan, Alessandro s'était laissé guider par la musique du jeune groupe, qui parvenait à le replonger dans le souvenir de la soirée dont il avait été question. Ils avaient alors dix-sept ans, et ils venaient tout juste de se rencontrer. Tant de personnes avaient défilé devant lui en début de soirée, devant le feu de camp, pour lui acheter la résine de mauvaise qualité qu'il revendait pour les amis peu recommandables de son quartier. Il avait été missionné par eux pour vendre à « ceux des quartiers roses », comme ils les appelaient. Les gosses de riches, qui désignaient en fait les enfants de la classe moyenne, parmi lesquels il arrivait à se faufiler aisément avec ses bonnes manières. Avec le recul, il croyait difficilement que ses qualités communicationnelles aient pesé dans la balance. Il était l'un des plus jeunes, l'un des plus influençables aussi. Il n'était pas le petit frère d'untel, et on lui avait souvent repproché le bel appartement dans lequel il vivait. Ils l'avaient envoyé faire le travail qu'ils ne voulaient pas faire eux-même. C'était aussi simple que cela, mais c'était devenu une routine qui le distrayait un instant de l'ennui des cours et qui — plus encore que le sport, dont il n'était pas très friand— le déchargeait un peu de la colère qu'il avait enfouie en lui et qui menaçait souvent de refaire surface. Sans cesse baladé entre deux mondes de fréquentations, il avait fini par choisir la compagnie de Phil et de Caroline, les enfants des quartiers roses, auxquels il appartenait aussi. Au début, ç'a avait été un choix par défaut. Un type s'était fait arrêter et les contrôles s'étaient renforcés à la ZUP. La plupart des gars qu'il avait fréquenté, bien plus âgés que lui, avaient fini par quitter le quartier. Malheureusement, ce n'était que pour en retrouver un autre, plus grand, plus pauvre aussi. Les autres, qui allaient encore au lycée comme lui, avaient tant bien que mal essayé de se ranger sous l'impulsion de leurs parents. La bande s'était vite dissoute, et leurs contacts s'étaient disloqués avec le temps. Le tatouage qu'ils avaient tous improvisé un soir — et pour lequel il avait gagné une gifle mémorable de son grand-père — resterait sans doute la seule trace visible de ce passé séditieux dont il avait souhaité se débarrasser plus tard. Le souvenir du visage à présent flou de la jeune Émilie lui revenait à l'esprit. Elle était venue le voir avec sa cousine Constance, près du feu de camp. Elle n'avait encore jamais fumé, et elle l'avait justement intéressé parce qu'elle avait semblé si sage. Il avait passé la soirée à lui tourner autour, à user de toutes les techniques de séduction à trois francs six sous qu'il maîtrisait du haut de ses maigres dix-sept ans, si peu subtiles, mais qui avaient pourtant fonctionné ce soir-là. Ce qu'il pouvait être immature, à cet âge. Il n'avait pas cherché à savoir si elle avait déjà eu des relations auparavant. Il avait profité de la fumette et de l'alcool pour rentrer dans ses faveurs et la séduire à l'usure, sans doute. Ils avaient fait l'amour rapidement et de manière désordonnée à l'abri des dunes. Si elle ne lui avait pas proposé de se protéger, il ne l'aurait sûrement pas fait. Le reste de la soirée avait été entaché par la désagréable sensation du sable qui se glisse dans les vêtements, et dont il avait fini par se débarrasser en plongeant nu dans les vagues, amusant au passage l'ensemble du groupe, comme il avait pris l'habitude de le faire. Emilie... Il avait oublié ce prénom, ce visage. Le lendemain avait sonné la fin de ses vacances et elle était repartie dans le Centre de la France. Il ne l'avait jamais revue, et n'avait pas cherché à le faire. Avait-elle pensé à lui ? Avait-elle regretté ce moment ? Lui en avait-elle voulu ? Il ne le saurait jamais. Ils avaient dévoré la nuit comme des affamés, sans se poser de questions. Ce que l'on peut être immature, à dix-sept ans... Immatures et contents. Au moment où Alessandro développait sa réflexion, son regard se dirigeait de nouveau vers l'énergie vitale et violente qui se dégageait du groupe de lycéens. Ses yeux s'arrêtèrent pourtant en chemin, tout d'un coup verrouillés sur une apparition, un mirage, au loin. Mais le beau mirage, inespéré, ne disparut pas après un clignement de paupière. Les deux prunelles sombres étaient bien dirigées vers lui, et tout d'un coup, la foule sur la plage avait disparue. Alessandro n'entendait plus le tumulte des jeunes, il ne faisait plus attention aux acrobaties des deux petites, ni aux discussions alentours, à toutes ces têtes qui progressaient dans la marée humaine pour trouver une place d'où voir le spectacle. Il était seul, face à ce regard. Entre les groupes resserrés, à quelques mètres de là, le visage de Julia lui apparaissait dans l'obscurité, et lui asséchait lentement la gorge. La jeune fille lui souriait d'un air tendre, comme si elle avait pu suivre jusqu'à présent le cheminement de sa pensée, comme si elle avait basculé avec lui dans son souvenir et qu'elle avait pu assister à tout ce dont il s'était rappelé, et comprendre quelle nostalgie l'avait saisi. Il se croyait toujours pris de délire, lorsqu'il la vit pencher la tête de côté, de la même manière qu'elle l'avait fait un soir au bar. Elle l'invitait à la suivre. Mais cette fois, elle ne s'en alla pas aussitôt. Elle indiquait les dunes du regard, et elle attendait patiemment qu'il lui offre une réponse. C'était bien elle. Elle était là. Alors sans réfléchir et comme hypnotisé par cette apparition soudaine, Alessandro acquiesça une fois. Au signal, Julia se mit en marche et disparut bientôt dans la foule, qui s'agita de nouveau.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant