Chapitre 8 : Amitiés

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Le sentiment que l'homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse.

- La Peau de chagrin, Honoré de Balzac

Julia n'avait jamais autant pleuré, au cours de cette année, que cette nuit-là. Elle aurait pourtant dû se réjouir de ne plus avoir à risquer d'être envoyée en foyer éducatif, il n'en était rien. L'évidence de la situation qu'elle aurait à affronter le lendemain et les jours qui suivent la terrorisait. Elle avait la terrible impression d'avoir fait un bond en arrière. Elle était déjà passée par là. Comment faire de nouveau face à cette situation  ?

L'année précédente, elle n'avait trouvé que la fuite. Déserter les cours, éviter tous ces regards. Ces chuchotements. Ce carnaval d'hypocrites qui lui exposaient à la figure la situation alors même qu'elle ne voulait pas la voir  : son père était mort et tout dans son apparence extérieure montrait qu'elle ne s'en remettait pas avec le temps.

Dans les faits, ce n'était qu'une fois retournée en cours, quelques semaines après l'enterrement de son père – c'est-à-dire au milieu de son année de Seconde –, que Julia avait réalisé sa mort, comme une immense baffe dans la figure. C'était ce défilé de regards qui l'avait forcée à comprendre, à admettre la réalité. C'était un petit lycée privé et les nouvelles s'y propageaient comme les métastases dans le corps. Face à l'évidence, elle ne pouvait plus reculer, elle devait formuler l'idée dans son esprit, l'exprimer  :

Oui, mon père est mort,

et je ne le reverrai jamais.

Oui, j'ai quinze ans, mon père est mort,

et tout ce que je ferai à partir d'aujourd'hui, je le ferai sans lui.

Sans ces regards, elle aurait pu échapper à la réalité encore un peu, ne serait-ce que quelques jours, quelques heures. Il y avait dans cela quelque chose d'extrêmement douloureux  : un sentiment d'usurpation, de prise en embuscade. Elle n'avait rien pu contrôler, pas même l'image qu'elle renvoyait auprès des autres, puisqu'ils l'avaient déjà tous saisie avant qu'elle n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit : Comment vas-tu ? Je suis là pour toi, tu sais. Tu n'es pas seule. Seule, elle ne risquait pas de l'être ! Mais ne sait-on pas que c'est au contact des autres que naît la solitude ? Susciter des réactions nouvelles et étrangères chez ses amis, voir sa propre image se métamorphoser dans le regard de l'autre...

C'est que le mépris, l'insulte, ne font ni chaud ni froid, lorsque l'on connaît la véritable pitié, celle que l'on n'a pas demandée, et que l'on sait au fond de nous mériter. C'est une forme de mépris infiniment supérieur, infiniment plus dégradant, parce que c'est un mépris involontaire. Le visage se crispe de mimiques désolées, le regard est compatissant, on y voit l'image déplorable que l'on renvoie, on y voit l'étendue de notre fragilité. Notre malheur nous poursuit jusque dans le regard de l'autre. Il est écrit sur notre visage et si l'on cesse un instant de le ressentir, un regard nous le rappelle comme le ferait un miroir. Sentiment de désespoir absolu. 

Il sembla à Julia qu'elle resterait à jamais coincée dans la même identité : celle de la fille dont on a pitié. Cette fille là a-t-elle au moins un nom ?

Pendant les vacances de la Seconde à la Première, elle avait de nouveau pu faire semblant, faire comme si la mort de son père n'avait été qu'un cauchemar, qu'il était simplement parti pour l'un de ses séminaires de philosophie, et qu'il reviendrait un jour ou l'autre. Elle pouvait alors redevenir «  Julia  ». Seulement, cette Julia avait perdu un bout d'identité en cours de route, elle n'était déjà plus tout à fait la même. La tumeur de la haine s'était installée. Elle semblait plus froide selon son entourage, elle semblait plus forte selon elle. La vie est une longue blessure qui s'endort rarement, et ne guérit jamais¹. Julia comptait bien s'y préparer. Elle se fit de nouveaux amis cet été là, plus âgés, pour la plupart. C'est lors de sa première soirée au Gallion qu'elle rencontra Lysandre et Jordane, et qu'elle eut pour elles un véritable coup de foudre amical. Elle sortit davantage, influencée par les deux étudiantes. Elle commença à s'affirmer. Sa philosophie de vie s'affirma, elle aussi. Elle savait qu'elle avait changé, et elle ne le regrettait pas, persuadée que cette nouvelle carapace la protégerait des malheurs à venir – car il y en aurait certainement d'autres. Elle s'était débarrassée de son mal, elle le tenait à l'écart, seulement, la rentrée approchait, et avec elle l'angoisse de retrouver un monde où elle restait coincée dans une image qui ne lui correspondait plus et qui lui faisait horreur.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant