Chapitre 20 : Le Roman de Silence

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               Les apparences suffisent largement à faire un monde. 

Jean Anouilh, Le Rendez-vous de Senlis.

Ce fut lors des funérailles de François Delaunay qu'Alain Tazski réalisa qu'il était profondément intrigué par Julia. Il l'avait pourtant croisée à de nombreuses reprises lorsqu'elle occupait le bureau de son père après le collège, mais ce n'était alors qu'une enfant. Une enfant vive, intelligente certes, mais une enfant réservée et sérieuse, qui ne levait que rarement la tête de ses devoirs ou de ses lectures. Ce qu'elle avait grandi, tout ce temps pendant lequel François avait été absent pour suivre ses traitements. À la voir debout, élancée et le menton relevé devant la tombe de son père, il était impossible de lui donner le moindre âge. Son expression dénotait parmi la foule de personnes présentes, il y avait dans son regard quelque chose d'insondable qui lui donnait une allure noble. Elle ne pouvait pas avoir plus de dix-sept ans... Tout, de son attitude, de sa posture, jusqu'à son expression, témoignaient d'une maturité incroyable. Julia avait pourtant quinze ans, et Alain avait discuté avec elle ce jour-là comme si elle en avait au moins vingt. Il ne s'agissait pas alors d'attirance, mais de simple admiration pour la résignation calme de ce visage face à la mort. Ce visage déterminé et doux, si poétique que lorsqu'il retrouva de nouveau Julia chez elle, assise sur le lit de sa chambre, les jambes repliées contre sa poitrine et ce même regard plongé à travers la fenêtre, il reconnut en elle l'esquisse de « Jacqueline aux jambes repliées » de Picasso, et il ne cessa alors de l'associer à cette muse. Son goût pour l'esthétisation des femmes, et des femmes tristes particulièrement, était tel qu'il ne vit jamais dans l'expression de Julia les prémisses de l'ouragan à venir.


Plusieurs mois avaient passé sans qu'ils ne se revoient, et c'est la surprise d'une nouvelle rencontre inattendue qui transforma l'admiration de l'homme en fascination. Julia était au théâtre, assise à quelques rangs de lui, seule. Elle suivait avec une attention remarquable le dialogue obscur des Pélléas et Melissandre de Maeterlinck. Cette fois, c'était sans aucun doute « Jacqueline aux mains croisées » qui s'offrait à sa vue subjuguée. Le regard de la jeune fille était absolu, sérieux, et si impénétrable qu'il lui donnait des accents de princesse antique, ou de magicienne, tout comme la larme qui roulait en silence sur sa joue. Ce qu'il aurait donné pour la photographier, la peindre, s'emparer de cette image ! A la fin de la représentation, il la suivit du regard et fit en sorte qu'ils se rencontrent à l'entrée du théâtre. Julia ne cacha pas le plaisir qu'elle eut à le revoir, et elle se sentit véritablement honorée quand l'homme l'invita à dîner. Si son tempérament demeurait triste, elle retrouva avec curiosité et une certaine joie le genre de conversations passionnantes d'art, de littérature et de philosophie qu'elle n'avait partagé avec personne d'autre que son père jusque-là.


Entre leurs rencontres de plus en plus fréquentes à l'université où elle passait le voir et au théâtre où ils se rendaient régulièrement à deux, Julia combattait l'angoisse et l'ennui qui s'emparaient d'elle chaque fois qu'elle se retrouvait seule dans sa chambre ou qu'elle franchissait les portes du lycée. Alain avait cette habitude curieuse et réconfortante de se pencher vers elle pendant la représentation, de lui murmurer à l'oreille des anecdotes historiques et littéraires qui la fascinaient toujours. Il portait sa main à son dos, à sa hanche, lorsqu'il voulait l'éloigner de la foule du théâtre et s'aventurer avec elle dans les rues calmes de la ville une fois la nuit tombée. Ils avaient alors des conversations qui exaltaient Julia autant qu'elles émerveillaient l'homme. Ils auraient voulu qu'elles ne prennent jamais fin, et leur frustration était extrême lorsqu'il était finalement temps pour la jeune fille de rentrer. Frustration partagée, mais de nature bien différente. Julia l'oubliait d'un battement de cil en rentrant chez elle tandis qu'Alain sentait la sensation grisante s'attarder encore dans son esprit, danser dans sa poitrine, et se réveiller parfois en pleine journée de travail. Un soir qu'ils avaient oublié la notion du temps en déambulant dans les rues, Julia s'était jetée à son cou pour le gratifier d'un baiser chaste sur la joue en guise d'au-revoir empressé. De la tête à la poitrine, l'émerveillement descendit bientôt se loger dans le bas ventre de l'homme. Quel supplice de continuer à être invité par Catherine à dîner, en compagnie d'autres collègues et amis du couple, et de devoir refréner son impatience à parler à sa fille, à solliciter son jugement sur tous les sujets inimaginables et possibles, et se régaler de sa vision du monde. L'un de ces soirs, Julia était d'humeur colérique comme elle l'était parfois lors de ces repas. Alain s'amusait silencieusement de son air mutin qui lui conférait un charme nouveau. Avec son chignon bas, elle aurait pu servir à John William Waterhouse d'inspiration pour son tableau « Destiny ». Mais oui ! C'est Circé, une merveilleuse Circé ! se fit-il remarquer lorsqu'elle se mit soudain dans une rage noire qu'il ne lui avait jamais vue. Catherine avait annoncé que la moto de François avait trouvé un acheteur, et qu'elle quitterait le garage dès la semaine suivante. La jeune fille s'était époumonée avant de quitter le salon pour se rendre à l'étage. Horrifiée et diablement embarrassée, Catherine s'excusait auprès des convives pour l'attitude de Julia.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant