Partie 2 : ouverture

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"La 3e Guerre Mondiale (appelée familièrement la guerre de 86-90 ou la guerre de 86) n'a pas éclot de nulle part dans un monde en paix, comme le décrivent souvent les fictions de cette période. La SRAM, en particulier, aime insister sur cette époque bénie pré-86 où le tech était encore une glorieuse promesse d'avenir au milieu d'un monde rude et chaotique, mais en paix. Ce point de vue correspond globalement au vécu des habitants du Nord. Dans les pays du Sud, l'exploitation des ressources et la création de richesses pour le marché mondial cristallisaient régulièrement des guerres localisées, au point qu'on comptabilise au total 83 jours sans le moindre conflit armé sur Terre, sur toute la période du XXIe siècle."

"Histoire du XXIe siècle, derrière le miroir SRAM", par Joachim Barricise, Presses universitaires Unies, 2109

10 novembre 2112



Abhaya Singh

Il est déjà tard dans la nuit chez Abhaya Singh lorsque les nouvelles venues du Nord commencent à s'emballer. Cette chercheuse agronome joue un rôle très important dans l'équilibre délicat des forces de son pays, et dispose par conséquent de menus avantages en nature, dont l'accès au Réseau tech n'est pas le moindre. Et si les informations subissant le double filtre de l'A.G.N. et de la SRAM la laissent d'habitude assez indifférente, elle a pris l'habitude de les suivre attentivement. Il est toujours utile de garder un œil sur la propagande de l'ennemi.

Les premières rumeurs étaient déjà parvenues jusqu'à elle, mais elle ne s'attendait pas à rencontrer autant de contradictions. Difficile d'en tirer quoi que ce soit, à par la certitude que personne ne maitrise ce qui se passe. L'A.G.N. et la SRAM en profitent pour régler de vieux comptes en suspens, et les gens habitués à ce qu'on règle les problèmes pour eux commencent à paniquer.

Ils sont nombreux, les sudiens venus chez elle pour profiter de la connexion et tenter d'y voir plus clair. Trop nombreux pour qu'elle parle ouvertement de ce que ce remue-ménage lui inspire - elle fait confiance à toutes les personnes présentes, et fait aussi confiance à la SRAM pour leur valoir beaucoup d'ennuis s'ils disent un mot de travers. Abhaya a soixante et un ans, elle est née et a grandi dans le Sud, avant même qu'il ne soit que le Sud, à l'époque où le monde était fractionné en centaines de pays rivaux. Le sien n'était pas riche. Elle en gardé certaines habitudes culturelles qui ne semblaient pas trop menaçantes, elle porte ses longs cheveux noirs tressés dans une épaisse natte, a un discret bindi rouge collé sur la peau brune de son front, et porte des saris traditionnels pour certaines occasions. Mais son allure habituelle, jean et tee-shirt avec de grosses lunettes noires, une blouse blanche quand elle veut en imposer, n'a rien de choquant pour un nordien. Elle est passe-partout. Abhaya a déjà traversé beaucoup d'épreuves et perdu de nombreuses personnes qui lui étaient chères. Cacher ses pensées est un réflexe évident pour elle.

Elle échange un regard lourd de sens avec Tarun, son mari, et répond le plus évasivement possible aux remarques de leur fils Vivek et de ses collègues. Ils sont journalistes au "MultiQuotidien", un canal d'information écrit et vidéo qui est étroitement soumis à la censure SRAM.

Vivek est le premier à voir les injustices que vivent les sudiens sous domination économique du Nord et à souffrir de ne pas pouvoir les dénoncer. Pourtant, Abhaya ne s'est jamais résolue à lui parler des mouvements de résistance qu'elle connait et l'a au contraire encouragé à se faire discret pour garder son travail. Une tentative presque superstitieuse de le protéger dans ce monde dangereux, au moins le temps qu'elle parvienne à rendre le monde en question plus vivable. Et devant les annonces de plus en plus absurdes des journaux télévisés du Réseau, elle se mord les lèvres pour ne pas, une bonne fois pour toutes, lui dire que ça y est, l'espoir est permis de voir la fin de la SRAM, peut-être même la fin de l'A.G.N., et la liberté. Elle ne veut pas en parler encore, et ce ne sont pas les oreilles indiscrètes des autres journalistes, des amis et des voisins qui la retiennent, mais la peur, la peur sourde et puissante de tout ce que ce changement à venir va amener. Car on ne change pas les règles du monde sans une secousse violente, et Abhaya l'athée est prête à prier tous les dieux à sa disposition pour que ses deux enfants et ses petits-enfants passent au travers de cette violence.

Les Techs - Tome 2 : la Quatrième Guerre MondialeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant