Les Amants Merveilleux [Ineffable Husbands]

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Aziraphale était un ange, une créature éthérée de bonté et d'amour. Quels que soient ses talents et ses intérêts, la chose qu'il faisait le mieux était encore et serait toujours aimer. C'était inscrit dans son essence, jusqu'au plus profond des méandres conceptuelles de son existence, comme l'ADN des humains leur était indissociable, comme Hélios au soleil et Séléné à la lune, et l'idée d'Amour était tellement intriquée avec son être même qu'elle était l'unique chose qui animait son âme.

Aziraphale aimait. Et le jour où il rencontra Crowley, Aziraphale aima plus encore.

Cet amour en particulier était un trésor qu'il chérissait comme le plus précieux des livres, comme le plus ancien des parchemins, une lueur chaude qu'il gardait au creux de ses mains comme un animal endormi ; cet amour contenait toute la pureté des sentiments d'un ange.

Il n'avait pas peur. 

Si aimer un démon — si aimer ce démon — était un blasphème, alors soit. Si il devait pour son amour être la proie du Némésis, s'il devait s'offrir à l'ineffable puissance divine, même s'il devait choir dans les flammes jusqu'à ce que ses plumes prennent la couleur des cendres et que son âme prenne celle de la colère, Aziraphale ne regretterait jamais rien. S'il devait tourner le dos au Ciel, félon, et devenir compagnon de Lucifer, Samaël, Lilith, Bélial et Méphistophélès, pour son démon il le ferait sans nostalgie aucune. 

Crowley avait chu autrefois. On ne devient pas démon autrement. Raphaël celui qui soigne, Raphaël le poseur d'étoiles, Raphaël le patron des voyageurs, Raphaël l'archange était tombé avec tous les autres. Et si Aziraphale devait en passer par là, il choirait. Pour Crowley.

Car Crowley était son tout. 

Crowley et ses boucles rouges comme le sang mais rouges comme l'amour, Crowley et ses yeux reptiliens qui semblaient voir à travers lui, Crowley et ses petits miracles démoniaques qui illuminaient un peu sa v... son existence.

Il n'était pas l'Éphèbe, ni Galatée, mais, même s'il doutait de pouvoir un jour sculpter aussi beau que lui, Aziraphale ne désirait que d'être son Pygmalion. Et s'il pouvait en voiles noirs s'accouder au mirador et regarder l'objet de son amour drapé dans sa capa, aussi impassible qu'à l'habitude mais pas hautain pour un sou, rapière à la main, se promenant sur la plaza dans le couchant du soleil d'or... Oh, il se damnerait pour vivre cette scène !

Car Crowley était le pile de sa face. Son contraire et son semblable. Son antithèse et sa concordance. Ils étaient un des androgynes d'Aristophane, la créature bicéphale des fantasmes d'un vieux philosophe croûteux dont les idées sur l'amour étaient une douce blague aux yeux des célestes.

~

Le démon-reptile le plus dandy d'Enfer n'aimait pas boire seul. 

En général il ne buvait qu'avec son ange, un vin digne des angéliques papilles, dans l'arrière-boutique de la librairie de Soho, ce qui donnait l'occasion à de joyeuses scènes où l'alcool qui coulait dans leurs inutiles veines les faisait batailler sur les dauphins ou l'imperméabilité des plumes des canards. Mais boire seul ? Non, bien trop triste.

Pourtant, en dépit de toute la tristesse que le tableau pourrait inspirer à un éventuel observateur, Crowley était affalé sur son canapé Ikeacomme sur le moins élégant des tricliniums qu'il avait tant fréquentés dans la Rome antique. Ne plaisantons pas, il avait tout de même l'air classieux (c'est les jambes le secret — de très, très longues jambes), c'était un démon après tout. Même avachi il restait intrinsèquement supérieur à tout mortel. Affalé, donc, affalé fin soûl. Il buvait pour oublier, mais, manque de pot, son organisme simiesque habité par une créature éthérée ne le laissait pas échapper le moindre détail. Il restait comme prisonnier de son amour pour l'ange.

Oh, bien sûr, il ne rêvait que d'être avec lui, de se miraculer comme ça dans sa boutique et de boire avec lui, poursuivre une conversation sans queue ni tête, et en profiter pour reluquer les beaux yeux clairs de son ange, ses bouclettes blondes, ses joues chérubines, ses lèvres pâles ou lorsqu'il se retournait pour chercher un livre... (on est démon ou on ne l'est pas !). Mais il était trois heures du matin, et même si Aziraphale ne dormait jamais, il lisait probablement. 

Crowley examina soigneusement la proposition de son cerveau embrumé, décuva en un clin d'œil et d'un claquement de doigt se téléporta. De toute façon l'ange lui pardonnerait plus ou moins tout. Y compris se miraculer à l'endroit exact où se tenait une étagère pleine de... de livres ; étagère qui eut l'excellente idée de réarranger la librairie entière et quelques bribes d'espace temps pour faire une place au démon. Par conséquent, Aziraphale et son fauteuil — à moins que ce ne soit le fauteuil et son Aziraphale — furent expédiés à douze mètres de l'endroit où ils lisaient tranquillement (oui, lisaient, les fauteuils de monsieur A. Z. Fell étaient fort particuliers).

- Crowley ! s'outra l'ange sans les cérémonies salutatoires habituelles.

Et ledit Crowley de lui répondre :

- Oui, mon ange ? Un verre malgré l'heure tardive ?

- Vil serpent, rétorqua celui-qui-venait-d'en-haut, se refusant fermement à être si faible devant son démon. 

- C'est un oui ?

- C'est un oui, soupira-t-il.

Il était faible.

~

Ils débouchèrent un Hermitage français 1975, au pinacle de sa magnificence, et burent à la santé d'un peu tout le monde. Puis à la santé l'un de l'autre. Puis au malheur de Gabriel et Beelzebub. Puis aux canards de St James's Park. Puis à un peu n'importe quoi, puisqu'ils changeait d'idées toutes les demi-secondes. Au monde entier. Et puis au fil des verres, goutte à goutte, l'espace fut comblé, la distance s'amenuisa, et avant même qu'ils ne s'en rendent compte ils pressaient leurs lèvres comme des damnés.

Pendant un instant qui dura un siècle, l'univers entier s'arrêta, tout se mit sur pause, rien ne bougea plus, et l'entièreté de ce moment ne fut consacrée qu'à l'amour puissant qui les unissait. Puis le monde se remit à vivre et ils se séparèrent, hébétés, effarés.

Aziraphale passa un doigt sur ses lèvres, lentement, les yeux écarquillés. Six mille ans venaient d'arriver à leur terme. Commençait une nouvelle ère.

Il prit le visage de Crowley entre ses mains et l'embrassa comme jamais il n'avait rêvé de l'embrasser. Leur amour souffla la librairie autour d'eux, souffla Soho, souffla Londres entier ; tout s'effaça et il n'y avait plus qu'eux deux au milieu de rien. Et ils burent leur amour jusqu'à la lie.

~

Ceci est un post sauvage qui n'était absolument pas prévu. Le titre vient d'une chanson d'Edith Piaf. Technique du Comic Sans MS testée et approuvée. J'espère que vous avez apprécié ce court texte !

Recueil d'OSWhere stories live. Discover now