Appli Life

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Chahdortt ouvrit son frigo et attrapa le produit en surbrillance : un yaourt au calcium. Alors qu'elle allait fermer la porte, un bip retentit. Elle reporta son regard sur l'intérieur et constata qu'une bouteille de jus d'orange clignotait.

« Tiens, il faut que je boive ça aussi aujourd'hui ? » songea-t-elle. Elle saisit la bouteille et entama son petit déjeuner en sirotant la boisson chaude que la machine lui avait préparée. Mélange de thé, café et tisane dont elle avait oublié le nom.

Elle lança son appli Life, demanda son bilan : Vous avez atteint 79 % de vos actions mensuelles. Cela porte votre total annuel à 73 %.

Chahdortt apprécia d'autant plus son breuvage. À ce rythme, elle dépasserait les 75 % sur l'année, devenant une des meilleures, une des premières. Ce que la voix synthétique lui confirma : Vous entrez dans le top 100 des citoyens d'Arāk, le top 1 000 des Iraniens et le top 150 000 mondial.

Le top 100 de sa ville. Et demain, pourquoi pas celui de son pays ou carrément appartenir à l'élite de la planète ?

« Et alors, à moi la belle vie ».

La belle vie. L'expression resta longtemps dans son esprit. La belle vie. Elle savourait les mots, se délectait de la promesse mais peinait à le traduire en conséquence ou à y projeter autre chose qu'un sentiment de plénitude. « Bah, l'important, c'est la belle vie. »

Et elle termina son petit déjeuner en toute quiétude.

***

— Je suis à 78 % pour ce mois ! se vanta-t-elle auprès de ses amies qu'elle retrouvait souvent le lundi, dans un café derrière le musée du Sultan Abad, récemment fermé pour « Reconfiguration ».

Hengameh réprima un premier mouvement d'admiration pour afficher une moue moqueuse :

— 78 % ? Tu peux me rappeler sur quel profil tu te positionnes ?

Chahdortt refusa d'entrer dans cette argutie :

— Peu importe, 78 % cela me met dans le top 100 d'Arāk.

— J'ai bien compris, rétorqua Hengameh, mais je te demande pour quel profil.

Chahdortt s'assombrit. Son amie n'ignorait rien des réglages de son app. Elle n'insistait que pour humilier Chahdortt. Mais la discussion bouclerait tant qu'elle n'avouerait pas :

— Je suis CarniVeg.

Le sourire de triomphe d'Hengameh, comme à chaque fois, lui ôta encore un peu de l'amour qu'elle lui portait. Cet amour devait friser l'infini, pour que semaine après semaine, elle puisse l'amputer sans en ressentir aucun effet.

— CarniVeg, tu es dans le top 100 des CarniVeg. Félicitations. Et ton LifeCoach te permet de manger de la viande, alors ?

Oui, bien sûr, de temps en temps, le frigo illuminait des produits carnés, qu'il avait lui-même commandés. Et lorsque son LifeCoach la dirigeait vers un restaurant, pour soutenir l'économie locale et mondiale, il arrivait qu'il servit des plats pour omnivores. Chahdortt n'y prêtait même plus attention, se laissant porter par l'appli.

— Il faut de tout pour faire un monde, tenta Chahdortt.

— Oui, des CarniVeg, qui ont des, hum, contraintes beaucoup plus faibles que les VegiLectro.

— Mais non, justement, nous avons tous des contraintes et des tolérances. Enfin chaque profil a ses avantages. Toi, ton truc c'est l'absence de viande, bon, mais tu pollues plus que moi sur d'autres activités.

— Cela reste à prouver, avança Hengameh consciente de son erreur. Chahdortt farfouillait déjà dans son appli pour lancer un test de comparaison entre leur consommation récente.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant