Nous étions une vague

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On est passé à ça de la révolution mondiale. À ça ! Je vous jure, je m'en souviens comme si c'était hier. Je sortais de prison, alors vous pensez si je m'en rappelle. Le pays était parti en sucette pendant mes années de zonzon. Je m'en doutais, je le voyais à travers les journaux, la télé, le web, enfin ce qui filtrait. Mais dehors, j'ai compris que la vérité puait encore plus du bec. Le monde se balançait au bord du gouffre. Du précipice. Chacun entretenait son bouc émissaire. Son responsable, son fautif. Personne n'était coupable de rien, c'était impressionnant. Quand t'es en cabane pour un truc que t'as commis, tu peux en vouloir au monde entier, ou accepter que t'aies merdé. C'est sûr que c'est pratique de tout coller sur le dos du juif, du musulman ou du sale petit blanc qui n'a jamais été esclave. T'es en prison, mais c'est de l'injustice alors t'as pas à te remettre en cause. T'y es pour rien. Mais c'est ce que j'ai toujours trouvé le plus flippant : si t'es en taule par ta faute, tu peux chercher à changer. Si tu moisis en zonzon à cause des autres, ben, tu peux rien y faire non plus. Ils ne vont pas se transformer pendant que tu bouffes des bites par paquet de douze. Rester passif, laisser ton destin dépendre d'inconnus ? Pas question. Même si l'injustice te rend tout plus difficile. Alors en sortant, j'ai décidé de prendre mon avenir en main. Terminé de se la couler douce, terminé de péter un câble toutes les semaines. Contrôle, focus et tout irait bien. Rester discret, tracer ma route, tranquillement.

C'était compter sans ce monde de merde, cette planète totalement barrée. Les plus jeunes ne s'en souviendront peut-être pas, mais disons que tout est parti d'une connerie de trop. Un politicard, de gauche - ahahah laissez-moi rire- s'était encore fait toper la main dans le pot de miel. Un truc bien crado, de détournement de pognon alloué aux nécessiteux. Rien d'original, tous les politiques se servent comme des chiens. Mais là, c'était le coup de trop. Plutôt que d'avouer, il a nié, les yeux dans les yeux, et son président l'a couvert. Et pour faire diversion, il a pondu une des lois les plus inhumaines qu'on n'avait jamais vues. Genre « interdiction de se plaindre », « plus le droit de critiquer un politique » et il en a profité pour défoncer le droit du travail déjà laminé. Tout pour les puissants, rien pour les autres. Un truc de politique de base finalement, la même soupe qu'ils nous servaient, de droite ou de gauche depuis 50 ans.

Sauf que ça a coincé. Et méchamment. L'arnaque de trop, quoi.

Mais au lieu que ça exacerbe les tensions, ravive les petites mesquineries, y-a eu une sorte d'état de grâce. Comme si cette combine avait fait tomber le masque. Si vous étiez là, vous vous souvenez. Y avait plus de religieux, de petits, de blancs, de grands, de noirs, non, juste des gens devant l'assemblée prêts à pendre tous les enculés qui y traînaient. Une foule tellement massive qu'elle débordait de tous les côtés. Un raz de marée humain. Le quai Anatole France et le quai d'Orsay avaient des relents de 1936, le pont de la Concorde n'avait jamais aussi bien porté son nom et les tuileries arboraient des airs de 1789, 1792 pour être précis. Et on n'était pas là pour la plus grande paella du monde ou pour réaliser une statue de mère Théresa en pâte à modeler. Y avait pas d'enfants de chœur, mais des gens ensembles. Unis.

Moi, je suivais parce que je me disais que si ces lois de raclures passaient, j'allais vite me retrouver en cabane. Alors autant y retourner pour une vraie bonne raison.

On a touché le succès du bout des doigts. Je vous jure. Quel pied ! Trois semaines de grève générale, à Paris, à Nantes, à Bordeaux, partout. Au bout de vingt jours, tout le monde a pris la direction de Paname. On s'hébergeait, on s'aidait, c'était à ne pas y croire. D'ailleurs les politichiards n'y croyaient pas, jouaient sur l'affaiblissement du mouvement. Mais le temps lui donnait de la force : des assemblées spontanées se montaient pour qu'on écrive notre constitution, qu'on vire les escrocs qui nous manipulaient. 1789, le retour. OK, ça bastonnait grave, enfin, vous avez vu les images, lu les livres. Mais les livres sont rédigés par les vainqueurs, tout le monde le sait.

Le 21 mars, 5 millions de gens squattaient les rues de Paname à 10 heures du matin. Cinq millions ! Le gouvernement et l'enculé de la république devaient jacter à 16h00 et quasi tout le monde savait, pensait que ce serait pour dire « Au revoir ». L'Élysée, l'assemblée, le sénat, tous ces bâtiments symboles de la pourriture, de la malhonnêteté, disparaissaient presque sous les millions de gens les entourant. L'enculé de la république pourrait quitter son palais par hélico, mais on s'en foutait. Dix heures, le 21 mars, on les tenait. On les tenait !

Et il s'est mis à pleuvoir. Beaucoup. Sans interruption. Et au lieu d'être 5 millions à 16h00, on était plus que 4 millions et demi. A 16h00, seul le silence a fait écho à la pluie. Le lendemain matin, il pleuvait toujours autant. Le déluge. Trois millions de personnes continuaient à battre le pavé. Une mobilisation comme on n'en avait jamais vu. Mais une mobilisation en baisse. Les autres cons attendaient la fin de la pluie à l'abri. A l'abri !

Il a plu comme jamais pendant trois semaines. Trois semaines de pluie. La mobilisation a diminué de jour en jour. Je suis redevenu fou. J'arpentais les rues de Paris en invectivant les gens, frappait à leur porte :

« Mais putain, vous n'allez pas laisser tomber à cause de la pluie ! De la putain de pluie. C'est de l'eau, pas de l'acide ! Revenez merde ! ».

Rien n'y a fait. Le mouvement a faibli, petit à petit, et ça a été fini. Chacun a retrouvé ses petits réflexes étriqués. Chacun avait son bouc émissaire, de nouveau, tout désigné.

Je passais mes journées à insulter tout le monde. « Mauviettes. Ordures. Lâches. Abrutis. Vous méritez les résultats de votre révolution. La révolution des poules mouillées. Qui vont se faire bouffer par les renards au pouvoir».

Je te parle de ça, c'était il y a près de 50 ans. Mais si tu lis ça, tu sauras pourquoi ton monde pue, pourquoi tout est pire.

Le gouvernement, se rendant compte que rien n'était plus fort que la pluie, a investi des milliards, des milliards qui auraient dû aller à la santé, l'éducation, pour contrôler le climat. Oh, pas pour devenir des maîtres du monde du climat hein, ou pour contrer le réchauffement climatique, non, juste créer l'équivalent de canon à neige, mais pour la pluie.

Cinq ans plus tard, ils étaient au point et dès qu'il y a eu d'autres troubles, pas besoin d'envoyer l'armée. Juste quelques canons à eau, bien situés. Aucune manif n'a résisté à 5 jours de pluie. Aucune. Ah ! elle était belle la vague humaine, disloquée à la première goutte de pluie. Une vague de cons, oui...

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant