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Faremoutiers est une bien petite ville. Valérie y a mis les pieds ce matin pour la première fois. Elle qui a toujours vécu dans la capitale, dans cette masse grise, le vert du paysage lui a fait tout drôle. Sans vraiment plus se rappeler pourquoi elle l'a fait, ce matin elle s'est habillée en rouge. Avec un collant blanc, et des lunettes de soleil, au cas où. Elle ne doit pas se faire remarquer. Elle a déjà fait ça plusieurs fois, mais c'est la première fois qu'elle est dans un endroit qui lui semble aussi vide. Elle rentre dans un bâtiment marqué « salle socio-culturelle », où des affiches d'une exposition sont accrochées çà et là. Elle est déjà au courant. Elle rentre, discrètement. Dans la salle, il n'y a que très peu de gens : un homme de 35 ans (elle ne saurait pas donner son âge exact, mais elle le trouve assez à son goût. Malheureusement, elle n'est pas là pour ça), une mamie enchantée, et visiblement son petit-fils pas-si-enchanté, ainsi qu'une étudiante avec un badge, qui est sûrement là pour surveiller les visiteurs. Elle revérifie son mémo. Ce n'est écrit nulle part. Elle va devoir improviser. Mais Valérie à l'habitude. Il n'est que 13:23, ce qui explique certainement le peu de personnes présentes. Parfait, elle est à l'heure. Même un peu en avance. Elle ne doit surtout pas être en retard. Ici, il n'y a pas que l'exposition de Lisa Bonheur, mais ça, elle est la seule à le savoir. Enfin, non. Mais bon. Le temps presse. A 15 heures et 10 minutes, elle doit être rue du chemin de fer, et elle n'a aucune idée d'où elle se situe. Elle analyse les tours de ronde réguliers de l'étudiante, qui n'a pas l'air si passionnée que ça. Ah, les jobs étudiants. Elle note que lorsqu'elle passe près de l'entrée, elle ne voit pas la porte de la salle où il est écrit « privé », rien qu'un instant. C'est là que Valérie doit entrer. Sans se faire voir, bien sûr. Elle profitera de la prochaine fois où elle passera pour entrer. En attendant, elle « admire » une peinture. « Fenaison en Auvergne », est une œuvre artistique peinte par Rosa Bonheur, ou Marie-Rosalie Bonheur, en 1854. Il s'agit là d'une reproduction. Imprimée depuis Google Images sûrement. Un amateur n'y verrait que du feu, mais il suffit d'un peu de connaissances en art, et il devient alors simple de distinguer l'original des copies. Enfin, ici, il était logique qu'elle ne s'y trouve pas, puisque la vraie peinture mesure 2,15m sur 4,22m. Le moment est venu. Elle se glisse dans la pièce. Un homme, assis, l'attendait visiblement. Sur une chaise au rembourrage épais, il est affalé avec négligence, un paquet de kraft assez imposant à la main. Un sourire se forme à peine, et il dit : « tu en as mis du temps ». Il y en a pour qui l'art est un véritable business. Il l'agace d'avance, mais elle ne laisse rien paraître. « Oui. Je récupère le paquet, et je m'en vais. ». Elle a une folle envie de regarder sa montre, mais elle se retient. Elle regardera l'heure plus tard. C'est la base, si on ne veut pas montrer à l'interlocuteur ses intentions (c'est-à-dire s'en aller au plus vite), on ne regarde pas sa montre. Elle le sait. Il lui tend le paquet. Poliment, elle l'attrape avec un sourire, le remercie plus pour la forme qu'autre chose, puis s'en va par la porte de sortie de secours, condamnée de l'extérieur. Elle sait qu'une fois la porte refermée, elle ne fera pas marche arrière. Valérie a commencé le trafic d'œuvres d'arts il y de cela 6 ans. Elle l'a fait parce qu'elle avait échoué à son examen entrée à la faculté, une fac d'art où elle avait toujours voulu étudier. A l'époque elle avait encore des rêves à réaliser. Sa meilleure amie de l'époque, avait réussi. Mais elle avait réussi en modifiant son profil avant qu'elle ne l'envoie elle-même. Par elle-ne-sait quel moyen, mais on l'avait accusée d'avoir déjà saboté un examen, et elle avait été refusée, alors qu'elle se situait parmi les meilleurs résultats. Puis on lui avait proposé ce job, bien payé et elle avait besoin d'argent. Alors elle a accepté, et depuis, plus jamais elle n'avait étudié l'art qu'au travers des œuvres qu'elle trafiquait. Ç'avait été comme une spirale infernale, et de toute manière elle avait arrêté les études après le bac, personne ne la voudrait comme employée avec si peu de qualifications. Une petite larme coule, mais d'un revers de main elle l'efface et par le même coup, lâche la porte qui se referme dans un claquement. En suivant le plan, elle peut trouver la rue du chemin de fer, mais elle a comme un poids. En face d'elle, se trouve un terrain de terre blanche, comme un terrain de pétanque. Elle le traverse. Puis elle passe à côté d'un grand hangar, où il est inscrit « club de tennis ». Elle passe à côté. Elle traverse champs, chemins de terre, croise oiseaux et abeilles, sans jamais rencontrer quiconque. Seule. Elle est de nouveau seule. Fatiguée, elle se pose sur une petite bute, pour ouvrir l'enveloppe. Une fois sorti le précieux bout de papier fragile, elle reconnait au premier coup d'œil les huit études de lion et lionne et trois études de pattes si peu connues de Rosa Bonheur. D'ailleurs, c'était quoi ce nom de famille ?! La voilà à présent en colère. Elle est sur le point de déchirer l'œuvre sous le coup de la haine, mais se reprend. Elle pose l'enveloppe sur un petit rocher, la feuille dessus, et avec un calme étonnant inspire un grand coup. Elle ne comprend rien au yoga, mais les vertus de l'activité en elle-même n'agissent jamais sur elle. Sans prendre la moindre précaution, elle hurle dans le silence de cette campagne vide. Après 10 minutes à crier comme une imbécile, et la gorge sèche, elle se rassied. Reprenant le dessin sur ses genoux, elle est prise d'un rire sans joie que n'importe qui aurait fui. Malheureusement, elle ne pouvait jamais fuir, elle. Les fauves lui font penser à ceux de son enfance, lorsqu'elle allait au parc des félins avec ses parents. Malheureusement, elle n'a plus aucune nouvelle. Presque calmée, elle regarde enfin sa montre. Il est déjà 14:24, et le rendez-vous est à 15:10. Elle se dépêche de tout ranger en scrutant les alentours, époussette sa tenue, et ramasse ses affaires avant de se mettre rapidement en marche. Elle arrive dans le quartier historique vers 14:35. Elle le sait, car les maisons sont plus anciennes, plus rapprochées et il y a des petits commerces. Elle s'assied sur les grandes marches d'un perron, 5 minutes. Elle vérifie son maquillage : ça va, il n'a pas coulé. Vive le progrès et les mascaras waterproof. En même temps elle regarde l'heure. Il n'est que 14:37. Elle se relève, et regarde autour d'elle. Deux boulangeries, une pizzeria, deux fleuristes, une petite supérette et un toiletteur pour chien. Un photographe, un libraire et une banque, qui fait aussi assurance, à ce qu'elle peut lire. Elle soupire. Il est temps. Elle passe devant un café à peine rempli. Elle ne s'autorise pas à croiser le regard des personnes à l'intérieur. Elle passe devant un tas de vieille maisons, un tas de cours, un joggeur, et même une mignonne petite fille aux couettes et au t-shirt marqué « follow your dreams » face à elle sur un passage piéton. Valérie doute qu'elle sache ce que cela signifie. Elle le saura peut-être plus tard. Elle fait la grande, hausse le menton. Lorsque les deux se croisent, elle a l'impression de se revoir. Sentant venir la chose, elle se reprend. Elle se doit de rester calme. Elle tourne au panneau « rue des ormes », et il est à présent 15 heures pile, mais elle continue dans la rue du chemin de fer. Arrivée à une affiche « chocolat meunier », elle s'arrête, et s'adosse au mur. Elle sort le plan, avec son mémo en bas de page. En effet, cette affiche est le point de rendez-vous. Comme elle a dix minutes d'avance, elle s'appuie un peu plus et s'accorde un petit temps de repos. Que font les gens des œuvres d'arts qu'elle leur transmet ? Elle n'en sait trop rien. Tout ça est confidentiel, soumis au secret, et elle rigole seule dans la ruelle sombre en pensant à tout ce qu'elle a transmis. Que de gâchis. Soudain, elle sent un poids à la taille, entre ses côtes et ses hanches, sur le côté gauche. Elle vacille, l'enveloppe à la main. Non, attendez. Faites attention à l'enveloppe. Puis elle tombe sur le ventre, morte. Il était 15:18.

Il était 15h18Where stories live. Discover now