Une mort bien pensée

Depuis le début
                                    

Antoine Foret qui pourtant détestait le docteur Moret ne pouvait s'empêcher de tenter de l'impressionner et se sentait toujours sous pression dès qu'il s'agissait de répondre à une de ses questions.

— Ventricule gauche et droit normaux. Sillon interventriculaire impeccable. Tissu graisseux propre. Artère pulmonaire et aorte non bouchées. Ligamentum arteriosum parfait. Truncus brachiocephalicus tel qu'attendu.

— Vous vous prenez pour Wikipédia ? Je ne vous ai pas demandé un numéro de singe savant, mais un diagnostic. Ça vient ?

Pourquoi s'évertuer à épater cet homme ? se morigéna Antoine.

— Non, rien n'indique l'arrêt cardiaque.

— Bien, vous ne méritez pas votre salaire pour autant, mais enfin, vous avez plus d'esprit d'observation qu'une moule. On progresse. Que peut-on en déduire ?

Antoine Foret se mit à transpirer. Il n'y avait rien à déduire à part :

— Qu'il n'est pas décédé d'un infarctus, hasarda-t-il ?

Antony sourit :

— Si j'avais besoin d'une machine à radoter des évidences, je m'en serais construit une. Pourriez-vous faire preuve d'un peu de... créativité ?

— Eh bien, s'il ne s'agit pas du coeur ni du cerveau, reste l'estomac ou le foie.

— Ou les oreilles ou le tarin pour ce qu'on en sait. On persiste dans les fruits de mer, vos capacités de déductions ne dépassent pas celles d'une huître. C'est rassurant pour moi, pour vous qui souhaitez ma place depuis si longtemps, les choses se compliquent.

Antony qui lançait ses piques sans rime ni raison s'amusait comme un fou. Il faut bien égailler la grisaille, sinon on passe sa vie dans le brouillard.

Pourtant, à la fin de l'autopsie force lui fut de constater qu'il n'avait absolument aucune idée de l'origine du décès. Un homme de quarante ans qui s'écroule, apparemment sous le coup de la colère, et ne présente aucune anomalie au cerveau, au cœur, au foie ou à l'estomac, ça devenait perturbant. Il ne désirait pas afficher sa perplexité devant son assistant et contourna le problème :

— Alors Antoine ? Je pense qu'après cet examen approfondi, la cause de la mort vous apparaît aussi clairement que celle de Jésus lorsqu'il se reposait sur sa croix. Je vous donne un indice, l'ennui n'a jamais été un facteur de décès accepté par l'académie.

Antoine, persuadé que l'autopsie n'avait rien révélé, entra dans une panique totale. Il nageait dans un brouillard d'incompréhension tout comme, il voulait s'en convaincre, le docteur Moret. Mais il n'osait pas l'attaquer de front.

— Eh bien...

— Eh bien ! mais vous devriez perdre cette habitude de commencer toutes vos phrases par « Eh bien ! » dans l'espoir de gagner quelques secondes. Soit vous savez, soit vous ne savez pas. Si vous ne savez pas, ayez la décence de le dire.

Cinq années dans l'ombre du docteur Moret, cinq années à tout supporter. Pour de mauvaises raisons certes, car Antoine pensait qu'en baissant la tête, on se faisait apprécier oubliant que la seule chose que l'on obtient, c'est une scoliose, ou un torticolis ou un truc dans le genre. Ces cinq années, fortes de haines cuites et recuites, trouvèrent leur acmé à cet instant précis et Antoine abandonna toute prudence, toute patience et toute retenue.

— Mais tu commences à me faire chier espèce d'enculé de médecin de mes couilles. Toujours à m'humilier, à me rabaisser, à m'emmerder.

Si Antoine avait observé Antony à cet instant, il aurait noté du respect sur son visage. S'il avait remarqué ce respect, peut-être se serait-il arrêté là, mais il ne voyait plus rien aussi continua-t-il :

— Je voudrais que tu crèves enculé, que tu crèves !

Antoine Moret partit sur ces piètres mots. Il tomba, comme foudroyé, sur le sol froid de la salle d'autopsie.

Antony en resta figé. Se pouvait-il ? Il reprit ses esprits, appela les secours, tenta un massage cardiaque, puis constata l'inéluctable.

L'autopsie qu'un collègue réalisa lui confirma ce qu'il avait pressenti. Aucune cause apparente du décès. Il hurlait à la mort comme l'autre con. Ah ! bah voilà le seul point commun : ils avaient souhaité la mort de quelqu'un et cané dans l'instant.

Le cas respirait l'absurde. Et l'impossible. Si tous ceux qui désiraient la perte d'un autre calanchaient dans la seconde, le surpeuplement et le chômage de masse ne seraient bientôt plus que des mauvais souvenirs. L'humanité entière ne serait qu'un mauvais souvenir.

Le soir, les informations ne notèrent aucune hausse alarmante de la mortalité. Il y avait donc autre chose. Mais quoi ? Il lui manquait un troisième cas pour confirmer son diagnostic. On n'annonce pas la fin du monde après deux cadavres un peu louches.

Il rentra chez lui, circonspect, inquiet, mais n'en toucha pas un mot à sa femme, encore moins à sa fille. Lorsque le lendemain, on lui livra un troisième macchabée dont l'autopsie l'amena à une conclusion identique, sa conviction fut faite : souhaiter la mort des gens pouvait s'avérer fatal. Restait une question, ou plutôt, un doute : fallait-il penser la mort, la désirer ou la proférer ? Cette dernière possibilité expliquerait le peu de décès. Même empêtré dans sa haine, on ne passait pas ses journées en hurlant aux autres qu'on les voudrait canés.

Encore qu'il pouvait songer à quelques endroits, autour de Medellín peut-être, ou dans certains quartiers chauds où il imaginait des menaces de mort quotidiennes. Cela ne collait pas. Et là, un flash. Il reprit ses dossiers. Antoine Foret, Antoine Morland et Antoine Picot. Trois Antoine. Comme avait-il raté l'évidence ? Sûrement parce qu'il cherchait depuis toujours à ne pas personnaliser les gens qu'ils autopsiaient. Il tranchait le foie du patient 1, soupesait le cœur du numéro 2 et tripotait la boite crânienne du 3. Rien de plus.

L'aspect improbable, pour ne pas dire impossible de sa découverte, ne le frappa pas plus de quelques minutes. Peut-être car il pensait pouvoir prouver sa théorie.

— Bonjour, mon oncle, c'est Antony.

— Ah, petit bon à rien, tu appelles encore pour vérifier que je suis vivant ? J'ai bien l'intention de durer plus longtemps que toi, fumier.

— Allons, calme-toi, je pensais passer chez toi pour discuter.

— Discuter de quoi, enfoiré !

— Très bien, j'arrive.

Antony se rendit chez son oncle, qu'il n'avait pas vu depuis l'enterrement de sa tante. Le vieil homme mélangeait harmonieusement syndrome d'Asperger et de la Tourette. En tous cas dans les symptômes parce que personne n'avait jamais rien trouvé côté médical. Antony avait toujours répondu à la médiocrité, la bêtise par une surenchère de stupidité. Il se sentait le torero des gros cons, ne pouvant s'empêcher d'agiter le chiffon rouge de son ironie devant leur imbécilité. Tester sa théorie sur cet atrabilaire pourrait s'avérer un exercice intellectuel satisfaisant. Bien sûr, la confirmation de son intuition se traduirait par la mort de son parent. Un sacrifice pour la science.

— Qu'est-ce que tu me veux, espèce de bon à rien ?

— En voilà une manière d'accueillir son neveu bien-aimé.

— Bien-aimé mon cul, tu attends que je crève c'est ça ? Tu peux te gratter.

— Absolument pas mon oncle chéri. Au contraire, je te souhaite une longue vie. Je te souhaite de vivre centenaire et de profiter de toutes les douleurs, désagréments, renoncements, humiliations qui iront avec.

Antony affichait son plus beau sourire, ce qui rendit encore plus fou de colère le vieil acariâtre.

La discussion, ou plutôt les deux monologues s'entrechoquèrent quelques minutes supplémentaires jusqu'à ce que l'oncle d'Antony profère la menace décisive :

— Si tu pouvais crever, espèce de petit con. Crève tiens, crève !

Le sourire d'Antony apparut et se figea tandis qu'il tombait à la renverse. Sa dernière seconde sur terre lui permit de comprendre que sa théorie s'avérait sinon fausse, trop approximative. Il aurait l'éternité pour réfléchir à ce qu'il avait raté.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant