Chapitre 1.

5.3K 599 345
                                    

La mer, cette meurtrière, prend les marins et jamais ne les rend.
Certains reviennent mais leurs esprits restent sur l'océan et ses désirs violents.
Ses vagues, comme autant de filets, pièges terribles, voleuses de vies,
Égales au chant des sirènes qui envoûtent les maris.
La Terre attend, patiente et douce, ses revenants;
Mais la mer ne livre que des messages et du vent.

La mer, cette terrible meurtrière, embrasse la fin depuis le commencement.
Les sirènes sont ses filles, avides de sel et de sang.

Les sirènes,
Par un poète latin. Date inconnue.

*

Accoudée au bar, je sirote un cocktail, laissant mes sens se balader. La lune est déjà haute dans le ciel et se reflète dans ma boisson à la teinte écarlate, effet presque hypnotisant, cet argent sur ce rouge sang...

De temps à autre, je jette des coups d'œil malicieux au serveur, plutôt mignon. Il semble être réceptif à mes charmes. Ce n'est pas chose surprenante. Aucun homme ne peut y résister, même avec toute la volonté du monde. Et il suffirait que je me mette à fredonner pour que tous ne puissent plus penser que par moi.

Mais je ne me suis pas rendue dans cette terrasse ce soir là dans ce but. Bien que je ne cracherais pas sur un petit casse croûte...

J'ai reçu plus tôt de la journée un appel me priant de rejoindre ce petit bar. Une affaire urgente, d'ordre capitale m'a-t-on soufflé. Je me demande bien ce qui peut nécessiter une telle urgence !

Une voix derrière moi s'élève, me tirant de ma morbide contemplation :

« Mélusine de Longborn ?

Je me retourne avec un grand sourire charmeur sur les lèvres. Sourire qui s'évanouit aussitôt pour laisser place à un rictus ennuyé. Mon interlocuteur n'est pas humain et n'est clairement pas celui que j'attendais.

Ses cheveux argentés et ses yeux d'un bleu presque scintillant n'ont rien de naturels. Et puis l'odeur iodée de la mer et du sel lui colle à la peau, bien plus qu'à aucun être que j'ai pu rencontrer. Bien qu'il soit sans conteste, l'un des hommes les plus beaux que je n'ai jamais vu, ce qui ne peut qu'attiser un désir insatiable chez moi, mon instinct me cri de me méfier.

- Que puis-je pour vous ? je m'enquiers avec hypocrisie.

- Vous ne vous souvenez pas de notre première rencontre, j'imagine.

- Je devais sûrement être trop bourrée...

Il hausse des sourcils mais ne prête aucune importance à ma réponse sarcastique et réplique :

- Je pense plutôt que c'est parce qu'elle a eu lieu il y a bien plus de mille ans.

Et voilà qui confirme qu'il est tout sauf humain. Pourtant sans me départir de mon ironie, je hausse des épaules et réplique avec une mimique fausse :

- L'un n'empêche pas l'autre. En général j'ai une excellente mémoire alors si je ne me souviens plus de vous... C'est que j'étais bourrée.

Et c'est la vérité. Du moins... En partie !
Je n'oublie jamais un visage d'homme. Même celui d'une de mes proies. Surtout celui de mes proies. Je me rappelle de chacune d'entre elles, du goût de leur sang, de leurs baisers... Cet homme est un parfait inconnu. De cela j'en suis certaine. Et puis pour être honnête, si j'avais un jour croisé la route d'un homme aussi... Beau, d'aussi dangereux, je m'en serais souvenue. Ne serait-ce que parce que j'aurais tenté de le mettre dans mon lit... Et là, rien. Le néant total.
Pourtant il est vrai que quelque chose en lui me semble presque... familier.

L'individu fronce des sourcils. Il dégage une aura assez puissante pour en intimider plus d'un. Mais je fais partie des plus anciennes de mon peuple. Ma génération a été la première à apparaître et j'en suis la plus puissante. Je possède assez de volonté pour lui tenir tête. Toutefois, le voilà qui reprend :

- Vous n'êtes plus une novice Mélusine. Il est temps pour vous de rejoindre vos sœurs.

Je me fige, saisissant enfin le but de sa venue et à cette seule idée, une vague de mépris parcourt mes veines. C'est plus fort que moi, je me braque aussitôt.

- Ne vous en déplaise, ça jamais. Vouer un culte à un dieu marin ? Et puis quoi encore ? Plutôt mourir !

- Un dieu marin... Vous savez donc ce que vous refusez ?

Ses traits froids, son ton intransigeant, la mer qui brûle dans son aura... C'est la douche froide. Glacée même ! Je comprends soudain qui il est, tandis que mon cœur se serre et que l'adrénaline se déverse dans mes veines. Mon sang ne fait qu'un tour. Je recule d'un pas et commence à me fondre dans la foule :

- Exactement. Je vous refuse.

- Savez-vous ce qu'il advient d'une sirène quand elle renie son dieu ?

Un mètre nous sépare. Un couloir d'un mètre qui, parfois, est traversé par un humain, trop soul pour saisir la teneur de notre affrontement verbale.

- Savez-vous ce qu'il advient à chaque homme qui croise mon chemin ?

- Vous avez répondu exactement la même chose la fois précédente.

Mais de quelle fois précédente parle-t-il enfin ? Je me contente de secouer la tête. Il est temps que je me défende. Mais alors que j'ouvre la bouche il m'interrompt :

- Ne pensez pas pouvoir m'ensorceler en chantant, ni même tenter de m'emprisonner dans une illusion. Vos pouvoirs n'ont aucun effet sur moi. Vous n'avez pas d'autre choix que de me rejoindre ou de mourir. Et je ne pense pas que votre but, petit poisson, soit de vous transformer en écume.

- Je ne vous crains pas. J'ai bien vécu plus de mille ans en toute liberté.

- Et vous en vivrez milles autres si vous renoncez à cette liberté.

Je secoue la tête et cette fois ci, je me défais de mon masque de condescendance et réplique avec véhémence.

- J'ai dit que je refusais. Je vous refuse, je vous refuse, je vous refuse Poséidon. »

Prononcer ces mots trois fois de suite est un rituel qui marque officiellement mon choix. Et qui, par la même occasion, me condamne. Un sourire cruel étire alors les lèvres du dieu. J'ai l'impression d'avoir plongé dans les abîmes. Les sons me semblent étouffés, de même que les sensations.
Ne restent que les deux prunelles océanes qui me fixent avec insistance, d'une telle intensité qu'elles semblent vouloir percer ma peau, mon âme, mes secrets...

Soudain, un groupe de jeunes nous sépare à nouveau. Lorsqu'ils dégagent enfin de ma vue, Poséidon a disparu.

Mélusine - Baiser MortelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant