48 : Un collègue trop curieux.

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—    Bon, vous allez arrêter de me regarder avec cet air de poisson crevé ? finit par grogner Icare.

—    Excuse, mais... Enfin, tu veux que je réagisse comment ? bégaye Jules.

—    Que tu réagisses comment ? s'emporte Icare. Tu te fous de ma gueule ? Tu pouvais réagir d'un millier de façons différentes mais pas en le faisant remarquer devant mes collègues, merde ! S'il y avait eu un client, ce serait la même chose.

—    Enfin, on parle d'un bracelet électronique, quand même.

—    Merci je le sais bien, ça va faire deux mois que je le trimballe !

—    Mais ce ne serait rien, tu ne réagirais pas comme ça ! insiste le boucher.

—    Parce que cela ne te regarde pas putain ! T'es pas obligé de le faire remarquer à voix haute !

—    Hé, calmez-vous les gars. Surtout toi Icare, tente Carlos, l'air perdu.

Il a dû remarquer la voix beaucoup trop menaçante de son collègue, chose qu'il n'avait jamais entendue. Et puis, peut-être que l'idée que son ami ait un bracelet électronique change désormais sa perception sur ce dernier.

—    Je me calmerai quand cet autre abruti apprendra à se la fermer parfois !

—    C'est bon, t'en fais tout un cinéma pour rien ! T'as tué un mec pour réagir comme ça ou quoi ?

Vu le regard glacial que lui lance Icare, Jules a envie de disparaître. Par gêne, et par peur. Parce qu'il réalise qu'il a côtoyé pendant presque deux mois un meurtrier et ce sans le savoir. Carlos fixe tout autant gravement son collègue. Il n'aurait jamais imaginé cela, parmi le silence qui entourait la vie d'Icare. Il se demande s'il préférait ce flou complet le concernant ou bien la vérité que Jules vient de deviner. Il voit surtout des larmes naître dans le coin des yeux d'Icare, et au fond de lui, il ne peut s'empêcher d'éprouver une pointe de tristesse pour ce gamin. Pour ce meurtrier.

—    Vous êtes vraiment trop cons, vocifère Icare en partant rageusement, donnant un coup de pied dans un carton au sol, avant qu'un bruit de verre brisé ne retentisse de l'intérieur.








Icare se dit qu'il aurait dû partir loin. Plus loin que l'arrière du magasin, où il s'est assis sur le bitume sale. Le regard dans le vague, il surveille au loin quelques palettes vides qui se dressent dehors. Il aurait dû revenir chez lui, parce que quand il entend des pas approcher et la voix de son patron qui l'appelle, il sait qu'il est dans la merde.

—    Icare je te cherchais ! s'exclame ce dernier lorsqu'il met enfin la main sur son employé.

Icare tourne lentement la tête vers Sylvain, qui se tient face à lui, droit comme un i, à une distance raisonnable.

—    Ça ne va pas de quitter ton rayon d'un coup ? De t'engueuler avec un collègue alors que des clients font leurs courses ?

—    Mais Jules vous a raconté ce qui s'est passé en détail, non ?

—    Je savais que tu venais de prison, dit simplement Sylvain.

—    Vous ne saviez pas que j'avais tué quelqu'un. Sinon, vous ne vous vous tiendrez pas à cinq mètres de moi pour me parler, rétorque Icare.

—    Tu n'avais pas de casier judiciaire.

—    J'étais mineur. Ils pensaient à ma réintégration dans plusieurs années. Qu'il fallait que je me trouve un travail, que tout cela s'oublie. Mais c'est raté, on dirait, grimace le jeune homme.

Sylvain voit la silhouette face à lui se lever. Il n'avait jamais rien trouvé à Icare une allure menaçante. Juste un air de force, un peu de mystère. Mais pas quelque chose qui inspirait le danger. Toute cette vérité lui a fait changer sa perception, alors que pourtant, il a toujours le même homme face à lui.

—    Ou vas-tu ? demande le patron.

—    Au rayon. Vous avez raison, je suis au travail, alors ma vie privée ne concerne personne. Je n'ai pas à partir sur un élan de colère. Et Carlos ne s'en sortira pas tout seul pour tout ranger.

—    Non, rentre chez toi. Tant pis pour le rayon.

Icare fronce les sourcils, avant de remarquer les mimiques nerveuses de son patron, avec ses doigts qui se tordent et ses lèvres qui se pincent.

—    Mais...

—    Rentre chez toi pour aujourd'hui.

Icare fait un pas hésitant. Son patron le dévisage encore.

—    Je ne renouvellerais pas ton CDD en CDI, finit par murmurer Sylvain.

Icare s'arrête, et se rue vers Sylvain. Ce dernier ne peut s'empêcher de reculer par instinct, manquant de perdre l'équilibre dans un trou dans le sol.

—    C'est n'importe quoi ! crie Icare.

—    Comprends-moi Icare ! J'ai accepté de te donner une chance, sachant d'où tu venais. J'espérais que tu fasses profil bas. Mais là, mon employé le plus indiscret vient de découvrir ce que tu as fait ! A ton avis, il lui faudra combien de temps pour ébruiter le sujet au reste du personnel ? Et les clients, qu'est-ce que je ferais si la rumeur s'échappe ? Tu imagines la mauvaise publicité pour le magasin ?

—    Ce n'est pas de ma faute ! crie Icare.

—    Icare...

—    Putain, j'ai peut-être tué un type, mais c'était il y a dix ans. Mais vous ne comprenez pas qu'en dix ans j'ai changé aussi !

—    Je suis désolé, soupire Sylvain.

—    C'est faux, grimace amèrement Icare. Vous saviez ce que ce travail représentait pour moi. Vous savez que j'en ai besoin, pour oublier ce que j'ai été et me sentir comme n'importe qui dans la société. Mais vous vous en foutez de moi comme des autres.

—    Je sais, c'est dur Icare, et pour moi aussi. Tu bossais bien et étais sérieux. Mais cette histoire... Elle nous dépasse.

—    Mais j'en ai fini dans une semaine et demie de ce bracelet. Personne n'aura de preuve sur ce qu'affirme Jules.

—    La vérité finit toujours par se savoir.

Icare ne prend pas la peine d'articuler un mot de plus. Il a trop la haine contre son patron. Lui qui pensait être libre, qu'un travail lui permettrait d'être comme tout le monde, il réalise que tout s'effondre à nouveau. Parfois il se demande ce qu'il a fait aux astres pour que le monde se retourne contre lui.

Il quitte son lieu de travail, l'amertume au ventre, parcourant le chemin pour rentrer à l'appartement de Lucile.

Finalement, le monde extérieur est tout autant impitoyable que la prison.

IcareWhere stories live. Discover now