22

23 7 2
                                    

SAISON 2, épisode 2

Pour cette deuxième séance, notre adorable prof nous demande de continuer notre texte d'hier en y ajoutant un grand silence : tous les personnages se taisent, pour la raison que nous voulons. A nous de décrire ce silence et de lui donner un sens. Bah ce n'est pas évident... Vous ne me croyez pas ? Hé bien essayez ! Sortez vos plumes et essayez de décrire un silence ! BONNE CHANCE !!! Je me sens un peu désarçonnée, prise au dépourvu par cet exercice d'écriture. Nous avons trente minutes de rédaction. Ca passe vite, très vite, mais j'ai fait de mon mieux.

Sachez que lors d'un exercice d'atelier, on sait que l'on est obligé d'écrire vite. Il faut donc surtout se soucier de ses idées, pas du style : nous n'avons pas le temps de relire les texte pour les corriger, pas le temps de les peaufiner, or cela est essentiel dans l'écriture. On oublie donc un peu le style et on cherche surtout le moyen de montrer les choses au lecteur. Voici donc la suite de mon texte. Je suis honnête avec vous : c'est bien le texte que j'ai écrit mercredi soir, je n'y ai pas changé une virgule.

Et soudain, tous se turent. Seuls les regards circulent, et par chance les yeux ne font pas de bruit. La chute d'une épine de sapin sur le sol pourrait nous faire sursauter tant le silence est cotonneux. Plus de disputes. Dormez, clameurs et éclats de voix, prenez le chemin du paradis blanc. Vous nous briserez les oreilles une autre fois. Autour de la table, tous ont compris que la tempête est passée. On dit que le calme la précède, mais dans cette famille nous faisons toujours tout à l'envers. J'aime cependant la torpeur qui suit les engueulades. Le flux de paroles laisse place à un sentiment paisible. Les choses sont dites, on ne reviendra plus dessus. C'est la brise qui souffle au-dessus des herbes sèches de la colère, et qui répand alentours le souffle tranquille du soir qui tombe.

Voici le commentaire de la prof : le texte est précis et a l'immense avantage de mélanger les niveaux de langage dans un mixte de lyrisme et d'humour. Nous lisons nos textes les uns derrière les autres. L'une des participantes est très émue quand elle lit le sien. Elle s'appelle Carole. Elle est maigre à faire peur mais elle a un très beau visage. Dans son histoire de Noël, une petite fille battue rentre dans un appartement parisien et regarde son père de loin, depuis la porte du salon. Moi je pense que la petite fille battue, c'est elle quand elle était enfant, et c'est pour c'est qu'elle est aussi maigre et aussi timide. Et c'est pour ça que les larmes lui montent aux yeux quand elle lit, et que la gorge lui serre. La gorge essie d'étouffer les mots mais les mots sont plus forts. Ils ont réussi à sortir par le stylo, laissant la gorge impuissante. En plus elle écrit très bien, son texte a donné des frissons à tout le monde. Quand elle a terminé de lire, il y a eu un long silence, justement. Nous la regardions sans rien dire, tout le monde avait compris. On avait tous envie de la prendre dans nos bras et de lui dire que c'est fini tout ça maintenant, qu'elle n'a plus à craindre un père ni qui que ce soit. De lui dire qu'en tout cas, des gens violents il n'y en a pas ici, qu'elle peut se sentir en sécurité. Nous, on est tous gentils.

C'est ça aussi, un atelier d'écriture.

En deuxième exercice, notre professeur nous demande de continuer notre texte en suivant les consignes suivantes :

- raconter l'arrivée d'une forte odeur à laquelle on ne peut pas échapper,

- cette odeur doit rappeler un souvenir à notre personnage,

- dans le texte, nous devons réutiliser un élément du texte de quelqu'un d'autre : un objet par exemple, que l'un des élèves a placé dans son texte, ou une parole, ou un événement.

Mais... ça fait trois contraintes d'écriture ! Ho ho ! Les choses se corsent les enfants ! Et puis il est 20 heures, je me suis levée à 6 heures ce matin, j'ai bossé toute la journée et je n'ai pas dîné ! Un poil de colère pousse en moi. Faut pas pousser Mémé dans les orties ! Et on n'a encore que trente minutes ! Nan mais elle est barrée cette prof ! Silence dans la salle, tout le monde griffonne dans les carnets ou pianote sur les claviers. Je suis un désert qui monologue. Puis je finis par me calmer. En fait je comprends : ce sont mes propres résistances qui sont à l'oeuvre, la petite voix qui me dit toujours que je suis nulle, que je n'y arriverai pas, que je n'ai pas de talent, que même au boulot un jour tout le monde se rendra compte que je suis nulle, que je ne sais rien et que je suis une usurpatrice qui trompe son monde. En gros, j'ai un problème psychologique, un manque de confiance et d'estime qui me coupe les racines. Autour de moi je vois plein d'arbres qui poussent avec majesté, déployant leurs branches et de magnifiques feuilles. Moi, mon arbre est sec et chétif. Ses racines dérisoires ne lui permettent pas de faire face au vent de l'adversité. Il plie au moindre souffle, se privant de sève. Allons Charlotte, tu vaux mieux que ça. Ecris ton texte. Le voilà :

Un abominable fumet de viande brûlée se répandit dans la salle. Intrigués, les clients s'étonnèrent de ne pas apercevoir de volutes noirâtres emplir le restaurant. L'odeur se fit de plus en plus précise, âcre et acide. La viande était sans doute avariée. Le serveur à l'œil torve se précipita dans les cuisines et il ne fit plus aucun doute qu'un apprenti avait laissé cramer la commande d'un client qui repartira l'estomac vide, échappant ainsi à l'empoisonnement. Ce n'est pas ça qui me dérange : l'odeur emplit mon cerveau et en prend possession. Elle est métastasée aux quatre coins de mon être. Dans ma tête, je tourbillonne trois fois sur moi-même pour me retrouver deux ans plus tôt, dans notre ancien appartement. Elodie avait jeté une cigarette dans la poubelle, la croyant éteinte. En un clin d'œil, le brasier avait enflammé notre deux pièces. Ni une ni deux, oubliant le restaurant indien et le sapin de Noël, je me lève d'un bond, renversant un bol de crème d'avocat sur les genoux de belle-maman. Je me précipite sur Caroline, la prends dans mes bras et sans rien expliquer à personne je prends la clé des champs avec ma fille, vers l'air frais du parking. Je ne sais pas la protéger contre sa mère, mais pour la sauver des flammes, j'ai du métier.

La prof me dit que c'est super, que le père est touchant. Je lui réponds qu'en effet j'ai voulu le réhabiliter un peu. Elle me dit qu'elle a beaucoup aimé la manière avec laquelle je l'ai ramené vers son souvenir dans un triple tourbillon, à la Tex Avery. Elle aime que mon personnage soit faussement cynique et détaché. C'est tout à fait la définition de mon frère en effet, me dis-je intérieurement. Bon, ça valait le coup de ne pas me laisser abattre par la petite voix.

C'est paisible que je rentre chez moi.

L'atelier d'écritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant