Pourquoi pas Kiki

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Doug ne comprend pas ce qui vient de se passer, il bat en retraite en proposant à tante Fenella un dernier verre mais elle reste avec nous, s'accrochant à mon bras. Elle me pousse légèrement entre les deux hommes qui se défient du regard.

— Tu dois réparer ce qui a été cassé.

Son anglais est très mauvais mais cette phrase ressort avec clarté, je ne comprends pas ce qu'elle attend de moi.

Pourquoi tout le monde me dit ça aujourd'hui ? Ils sont vraiment frappés dans cette famille !

Peu convaincue, je me mets face à Keith mais il me repousse légèrement. Il contient sa colère mais elle suinte de tout son être.

— Vas t'en Oly.

— Petite, reste en dehors de ça, il a raison.

— Je dois réparer ce qui a été cassé, c'est ce que Fenella a dit.

Ils me dévisagent tout deux, je me sens soudain si petite en face de ces deux hommes furieux.

— Répare déjà ta vie et on en reparlera, me balance Keith, méchamment.

J'ai beau savoir que c'est la rage qui s'exprime à travers lui, j'ai mal quand même. Je recule, baissant les épaules comme un animal blessé. Quoiqu'en ai pensé Fenella, ce n'était pas ma place. Je ne sais toujours pas où elle est mais pas ici, pas entre ceux deux hommes qui se détestent.

Fenella ne me laisse pas partir, j'étouffe, je m'énerve après elle.

— Quoi ? S'ils sont assez cons pour se détester toute leur vie, ça n'est pas mon problème ! Je donnerais jusqu'à mon âme pour serrer ceux que j'aime contre moi et eux passent leurs temps à se déchirer, à chercher des responsables pour la mort d'un adolescent qui a escaladé un arbre parce qu'il le voulait bien aussi. On accuse les garçons, on accuse Murray, on a jamais accusé Stuart d'avoir accepté ce défi stupide. On n'a jamais accusé la vie d'être parfois simplement dégueulasse... Parce que c'est ça le problème, parfois, pour un malheureux instant, nos vies volent en éclat.

Je réalise que je suis en train de m'en prendre à une pauvre femme aveugle et je me tais, je tremble de tous mes membres, les deux hommes sont silencieux mais elle, ce petit bout de femme sourit et me caresse la joue. Elle chuchote quelque chose en gaélique que je ne comprends pas mais que Keith traduit.

— Elle te dit... que tu es comme... du scotch ? C'est compliqué à traduire...

Agacée, elle le coupe et me dit en anglais incertain.

— Tu répares les gens, tu as ce don unique de voir ce qui est abîmé, de t'y engouffrer et de vouloir combler cette faille. Demain, tu vas partir, tu auras rassemblé cette famille mais tu dois t'occuper maintenant de toi. Il est temps d'y aller, de chercher vraiment les réponses à tes questions. Tu dois faire ça avant que votre bébé t'empêche de finir tout ce que tu as commencé.

Elle pose sa main sur mon ventre et je fais un bon de trois mètres en arrière.

Keith quant à lui s'écrie en se dirigeant vers la maison.

— Fenella, je ne peux pas avoir d'enfant. C'est comme ça ! Arrêtez avec vos conneries ! Et je n'en veux pas. C'est pas un drame !

Murray se précipite à sa suite, il l'arrête et je vois les deux hommes qui se dévisagent ce qui me semble une éternité avant de se serrer dans les bras. Fatigués de cette lutte qui dure.

Fenella est restée silencieuse, la vieille dame a été beaucoup rabrouée, je me sens coupable, je décide de la raccompagner à l'intérieur.

— Je ne suis pas enceinte Fenella, je n'aurais jamais participé au jeu enceinte.

— C'est amusant la façon dont tu présentes les choses, tu ne me dis pas comme Keith que tu n'en veux pas, tu me dis, si je l'étais, je serais raisonnable... je prendrais soin de ma fille.

— Parce que c'est une fille ?

Je souris, amusée, elle me donne une tapette sur la main, sentant que je me moque et claque de la langue.

— Un peu de respect jeune femme. Oui c'est une petite fille que tu vas porter. Elle n'était pas là encore aux jeux, mais maintenant elle est là.

Elle me montre successivement la tête et le ventre.

J'ai honte qu'une vieille dame devine qu'on ai pu s'enfermer dans la journée pour une pause coquine, je suis couleur pivoines, j'apprécie qu'elle soit aveugle pour ne pas voir, avec la clarté de la lune, ma gène qui est visible.

— Elle aura mon don.

Je rentre dans le jeu.

— Et je l'aimerais ? Comment s'appellera-t-elle ?

— Je ne vois pas ce qui n'a pas encore été décidé par contre je sais combien tu vas l'aimer et combien elle t'aimera.

— Ça m'étonnerait, je suis trop ... spéciale.

— Tu as passé tellement de temps seule qu'il t'en faut encore pour comprendre que tu as le droit d'être aimée et laisser les autres prendre soin de toi et te chérir.

— Bon parlons de Kiki, son père l'aimera ? Comment va-t-il lui expliquer qu'il est stérile mais qu'elle existe ?

— Kiki ?

— Une autre proposition ?

— Moira ? Irvine ? Sileas ? Mais pas Kiki.

J'aime bien Moira...

— Il lui dira que vous êtes son univers tout entier.

Nous sommes arrivé devant la porte, Keith est là, piteux, elle me pousse de nouveau vers lui.

— Il est temps pour toi de rentrer.

Et moi seule comprends qu'elle ne parle pas du manoir mais de chez moi.

Keith referme ses bras sur moi, il me serre fort, à m'étouffer.

— Pardonne-moi. Je ne sais pas ce qui m'a pris d'être aussi con.

— Attention, tu vas étouffer Kiki.

— Qui ?

— Kiki, notre fille ! Voyons, tu n'as pas écouté ta tante.

Fenella rit et passe devant moi.

— Elle s'appellera Moira.

— Je croyais que vous ne voyez pas ce qui n'a pas été...

— ...Décidé, oui c'est le cas.

Keith plisse les yeux et me fait signe que sa tante est folle mais je frissonne, je n'écoute que d'une oreille distraite ce qu'il me dit, je laisse la chaleur de son corps se propager dans le mien à travers son étreinte. Je laisse ses gestes effacer ses paroles blessantes et balayer la colère.

Au loin Murray entraîne Charles vers un billard pour le défier et - il ne le sait pas encore - se prendre la raclée du siècle.

J'avais oublié ce que c'était que d'être aimée (TERMINÉ)Where stories live. Discover now