Chapitre 19

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La jeune conférencière en profita pour vérifier que tout le matériel était bien disposé selon ses instructions. La carte murale de l'Europe était bien tendue, une baguette de bois à sa portée. Le vidéoprojecteur et son ordinateur portable étaient installés et branchés. Une bouteille d'eau et un verre l'attendaient même. Elle n'entendit que les derniers mots de l'allocution de Pablos, ceux qui annonçaient qu'il laissait la place à sa brillante amie qui allait sûrement les éblouir autant que lui-même l'avait été. Il vint se rasseoir sous des applaudissements nourris. Il était temps de se lever. Philippe effleura sa main pour l'y encourager. Elle quitta son siège très lentement, pas totalement certaine que ses jambes allaient accepter de la soutenir. Elle monta sur l'estrade le plus gracieusement possible, dans le bruit délicieux du tissu qui se froissait à chacun de ses pas. Elle avait adoré cette sensation lors des essayages et avait passé une partie de l'après-midi à marcher dans son appartement pour le simple bonheur d'entendre ce bruissement, mais son esprit était bien loin, en l'instant, de ces considérations toutes féminines Ses notes étaient en place, les fichiers adéquats ouverts selon ses instructions ; il y avait même un petit mot d'encouragement qui trônait sur son clavier, écrit par François. Elle le remercia d'un sourire et prit sa respiration avant de commencer en embrassant l'assistance du regard.

Le souffle un instant coupé, elle se sentit minuscule face aux auditeurs attentifs devant elle. Prise d'un vertige, elle menaçait de perdre pied, tout en tentant de se raisonner. Ce n'était tout de même pas sa première intervention en public, mais le trouble était à chaque fois identique. La présence de Philippe et de ses équipiers ne faisait qu'accentuer le malaise, alors qu'elle aurait dû au contraire se sentir en sécurité. Elle voulait présenter une allocution parfaite et s'en sentait tout à coup incapable. Une toux discrète mais insistante vint la perturber dans sa panique. Relevant les yeux de ses notes, elle croisa le regard attentif et rassurant de ses équipiers. Imperceptiblement, Marc positionnait ses mains pour lui rappeler les points de pression qu'il lui avait indiqués comme apaisants ; elle envisageait mal maintenant de pratiquer quelques exercices de médecine chinoise, mais fut sensible à l'attention autant qu'à l'inquiétude sensible chez son mentor. Il en était de même pour Frank qui mimait le plus discrètement possible une respiration lente. Quant à Philippe, il ne la quittait pas des yeux, ne prononça aucune parole, mais elle pouvait le sentir aussi tendu qu'elle. Pour eux tous, suite à la conférence manquée, c'était l'instant de vérité quant à leurs choix stratégiques. Humilié par l'expertise impromptue, Pablos ne serait peut-être pas aussi accommodant si elle s'enfuyait comme elle semblait sur le point de le faire. L'agent ignorait que ce stress faisait inconsciemment partie de la mise en condition nécessaire à la jeune femme. Son regard était plus intense que jamais et il semblait lui insuffler la force dont elle manquait en cet instant. Il haussa les sourcils, comme pour lui signifier que la pause avait assez duré, et lui sourit d'un air rassurant.

Chiara lui rendit son sourire, inspira une dernière fois et commença son discours par les remerciements d'usage, ce qui lui donna le temps d'assurer sa voix et de finir de reprendre ses esprits. Phrase après phrase, elle sentit croître son aisance dans ce sujet qu'elle maîtrisait parfaitement. Bientôt, elle abandonna du regard ses fiches, dactylographiées afin de ne pas polluer ses projections, s'assurant juste de temps à autres par un regard discret qu'elle suivait toujours son plan. Balayant l'assistance du regard, elle fut comme aimantée par le regard pénétrant que son équipier n'avait pas détaché d'elle. Il la fixait maintenant dans les yeux, hochant la tête de temps en temps, comme pour donner son assentiment. Il était attentif, certes, jouait parfaitement son rôle, comme intéressé par le sujet, puisqu'il semblait boire chacune de ses paroles. Au départ installé presque nonchalamment, une main posée sur sa cheville croisée, il se pencha progressivement et finit les coudes posés sur ses cuisses musclées, la bouche entrouverte, le regard plissé de concentration. C'était une étrange observation En même temps, il paraissait totalement absorbé par elle, et pourtant elle le savait appliqué à surveiller tout ce qui se passait autour. Elle admira cette forme de dédoublement de son attention telle qu'elle en pratiquait souvent, capable de suivre avec la même acuité deux discussions en parallèle. Son regard clair était comme magnétisé par le sien, et elle eut l'impression un instant de ne parler que pour lui, avant de s'alarmer. Avait-elle continué son discours, ou s'était-elle abîmée dans ce face à face silencieux ? Apparemment, rien de son trouble n'avait transparu dans son élocution et elle poursuivit, décidée à éviter ce regard qui la mettait un peu mal à l'aise mais la fascinait en même temps. Furieuse contre elle-même, elle réalisa que ce trouble qui avait pris naissance lors de leur weekend, notamment suite au baiser échangé ne cessait de croître, comme si son rôle de fiancée lui montait à la tête. Elle ne pouvait pas être en train de tomber amoureuse de lui, il ne manquerait plus que ça ! -, mais son magnétisme la troublait, surtout vu son peu d'expérience amoureuse et son inexpérience totale en relations purement physiques. Décidément, les mises en scène étranges sur les relations homme-femme n'étaient pas faites pour elle. Mais il fallait coûte que coûte jouer son rôle sans se laisser perturber par cette proximité imposée et pour y parvenir, mieux valait éviter de croiser ce regard bleu. Elle eut le plus grand mal à tenir sa résolution, préférant observer du coin de l'œil les déplacements sporadiques de ses équipiers. Au moment où Marc se leva, elle lui adressa même un très rapide regard malicieux auquel il répondit par un clin d'œil discret. Pourtant, de nouveau, et en dépit de sa résolution, son regard revint presque naturellement vers son faux fiancé. A son grand étonnement, Philippe, qui donnait l'impression de ressentir son trouble, n'affichait pas ce sourire de mâle satisfait dont elle avait horreur et qu'il arborait fréquemment lorsqu'il se savait la cible de regards féminins attentifs. Il y avait autre chose dans son expression, à la fois de la concentration et une expression qui pouvait presque passer pour de l'inquiétude, voire de la douceur. Elle se moqua d'elle-même. Depuis qu'elle travaillait avec lui, elle était toujours surprise de ses talents de comédien. Il fallait bien donner le change à Pablos, et il avait donné lors de leur sortie du weekend précédent une idée assez précise de ses capacités dans ce domaine.

Fibules et toiWhere stories live. Discover now