Chapitre XXIII

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Je me replongeai dans la rédaction de mon article, m'appuyant sur les souvenirs d'Holly Farm et des Noëls chez les Sedgewick. Mes doigts pianotaient sur les touches avec une facilité déconcertante. Au point que l'après-midi était bien avancé quand Bruce déboula.

— Charmant petit logis, commenta-t-il, jetant un regard circulaire à la pièce où je me tenais.

Campé sur le seuil, une canne à la main, une pelisse de fourrure sur les épaules, un chapeau en castor enfoncé jusqu'aux oreilles, mon cousin considérait avec un rien de condescendance mon intérieur modeste.

— Il me convient. Je ne pensais pas te revoir si vite.

Je lui désignai un fauteuil de crin qui avait connu des jours meilleurs, où il se laissa tomber. Son chapeau enlevé, on distinguait mieux les ravages de la nuit sur son visage à la pâleur crayeuse. Ses taches de rousseur ressortaient nettement autour de son nez, long et tombant sur une bouche charnue, pour l'heure un peu gercée.

— Moi non plus, soupira-t-il. Je ne veux pas te déranger dans ton...hum, travail ; j'ai encore un service à te demander.

Évidemment. Je me doutais bien que sa venue n'était pas dictée par une affection subite ou l'expression d'une reconnaissance éternelle. Cela m'aurait d'ailleurs embarrassé.

— Lequel ?

— Grand-Père a pensé qu'un séjour en Italie remettrait Marjorie sur pied. Nous partirons dès qu'elle sera en état de voyager.

Cette destination ranima d'un coup mes souvenirs. Franck s'était rendu en Italie lui aussi, l'été où je traînais ma solitude dans l'attente d'être chassé de Kensington Road. Je croyais avoir fait table rase de mon douloureux passé et il n'en était rien. Pourrais-je un jour m'en détacher ?

— Qu'y a-t-il ? s'étonna Bruce. Ce n'est pas une bonne idée ?

— Si : excellente.

— Avant de partir, je dois rompre avec Isolda, mais...

Il s'agitait sur le fauteuil, croisant et décroisant ses longues jambes gainées dans le pantalon étroit à la mode. Ses doigts constellés d'éphélides froissaient son écharpe de soie blanche.

— Tu n'as aucune envie de le lui dire en face, complétai-je, écœuré. Si j'ai bien compris, tu comptes sur moi.

— Oui, tu m'ôterais un grand poids. En plus, Isolda t'a à la bonne, ça passera comme une lettre à la poste.

Bruce se mit à farfouiller dans la poche de sa pelisse et en retira une boîte rectangulaire. Une fois ouverte, celle-ci révéla une parure d'émeraude dans un écrin de satin blanc.

— Je la destinais à Marjorie pour la naissance de notre fils, signala-t-il sans la moindre trace d'émotion. Idéale comme cadeau d'adieu, non ?

En moi, l'indignation se disputait à une sorte de fatalisme. Bruce ne changerait pas, quels que soient les événements. L'idée de servir d'intermédiaire entre lui et Isolda Allen me chiffonnait, mais qui d'autre à part moi pouvait se charger de cette démarche ? Je ne me représentais pas Véra se rendant au domicile de l'ex-maîtresse de son frère.

Bruce rabattit le couvercle et posa la boîte sur mon bureau.

— Toutes les femmes aiment les bijoux, surtout d'une certaine valeur. Et ceux-ci ne priveront pas Marjorie puisque le bébé est mort.

Terrible logique masculine. Mon cousin ne s'attarda pas ; je n'avais d'ailleurs nul désir de le retenir.

Je me remis au travail, mais les mots se montraient rétifs. À la place du ruban de la machine, je voyais le nuage d'encre des cheveux d'Isolda. Les yeux noirs si perspicaces remplaçaient les touches. Faute de trouver la concentration, je m'installai sur le fauteuil où Bruce s'était assis et me renversai sur le dossier. Mes yeux se fermèrent et je m'endormis d'un seul coup jusqu'au milieu de l'après-midi.

KENSINGTON ROADWhere stories live. Discover now