Partie 2 - Rêve d'un autre monde - Chapitre 3 (2)

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Mais ce qui lui brisa le cœur fut de voir l'absence d'expression de son visage émacié. Même ses yeux se posaient sur Bres avec désintérêt et, peut-être, un soupçon de fatalité.

— Tu aurais dû me demander ce qu'il en est du troisième fait, Ellie, surtout que nous arrivons à la période qui te préoccupe tant et que je vais te parler de quelque chose que tu ne trouveras ni dans nos écrits ni dans les mensonges des faux dieux ni dans les contes des mortels. Peu avant notre déchéance, nous étions arrivés à un stade où nous vivions, hélas, à pieds d'égalités avec les Tuatha dé Danann. Et je ne parle que des Tuatha, pas des autres humains. Les Tuatha avaient acquis notre confiance par leur dévotion, nous avons bâti ensemble un empire à l'échelle de cette planète, une civilisation à la culture riche et complexe, encore sans pareil de nos jours. Lorsque les humains avaient la bêtise de se révolter, un seul Tuatha suffisait pour les mater. Crois bien qu'ils ne considéraient pas mieux que nous ceux qui étaient pourtant de la même espèce qu'eux, quoi qu'ils aient prétendu ensuite pour justifier leur trahison. Ils ont aussi contribué à ce que les mythes des humains soient emplis de dieux et de démons cruels, colériques, vengeurs et génocidaires. Et, à ce que j'ai pu observer, ils ne se sont pas arrêtés dans leurs bonnes œuvres après notre défaite.

— Ce que vous avez pu observer ?

Bres releva le menton et la toisa.

— Là n'est pas le sujet, Ellie, lâcha-t-il sèchement.

Il tendit la main pour prendre son verre, et elle se retint de justesse d'esquisser une grimace lorsqu'il avala une gorgée du liquide rougeâtre. Le verre toujours entre les doigts, il poursuivit son monologue.

— L'une de nos plus précieuses traditions était l'hospitalité. Lorsque nous recevions de la visite, qu'il s'agisse d'un Fomoire ou d'un Tuatha, qu'elle soit officielle ou informelle, nous devions organiser un banquet, convoquer des musiciens, des poètes, procéder à quelques sacrifices que nous consommions ensuite et j'en passe. Je n'étais pas grand amateur de tout cet apparat, considérant qu'il s'agissait d'un gaspillage insensé pour brosser quelques egos, mais je me suis plié à la tradition, même lorsque je devins roi. J'ai pourtant signalé plusieurs fois que nous épuisions inutilement nos ressources matérielles et humaines, qu'il nous fallait rationaliser leur utilisation, mais les Fomoires comme les Tuatha n'y entendaient rien. Et, évidemment, les réformateurs sont ceux que l'on aime salir le plus, aussi me disait-on pingre.

— Ils avaient sûrement tort, déclara Ellie, profitant du fait que Bres s'était arrêté pour boire à nouveau.

Le dieu reposa son verre et esquissa un sourire malicieux.

— Sûrement tort ? répéta-t-il. Comme c'est attendrissant de te voir essayer de me flatter alors que tu n'es même pas capable de cacher tes doutes dans ta formulation. Mais passons, ce n'est pas comme si j'avais de grandes attentes te concernant. Pour en revenir à mon histoire, si nous devions soigner nos invités, ceux-ci ne devaient jamais rien refuser de ce que nous leur offrions, que cela soit à leur goût ou pas, qu'ils aient quelques craintes d'être empoisonnés ou pas. Refuser aurait été une grave offense pouvant conduire à une mort douloureuse. Comme le disait mon père : « mieux vaut mourir empoisonné avec honneur qu'être assassiné dans le déshonneur ». Sur ce point, je suis exceptionnellement d'accord avec lui. Il n'y a rien de plus irritant qu'un invité ingrat et suspicieux.

Ellie sursauta et lâcha un cri de surprise quand Bres abattit son poing sur la table, faisant trembler la vaisselle. Néanmoins, ce fut avec un ton doux, quoique légèrement vipérin, qu'il reprit.

— Aussi, lorsque tu refuses de manger ce que je t'offre avec la plus grande générosité, je me sens profondément insulté. Encore plus lorsque tu ne prends même pas la peine de te composer un masque d'impassibilité lorsque tu te demandes ce que j'ai fait cuisiner et si cela avait un nom. Et je sais ce que vous pensez tous les deux : après autant de circonvolutions, je ne dois même plus me rappeler comment nous en sommes arrivé au repas le plus bavard que nous ayons jamais eu. Permettez-moi de vous rassurer : je n'ai pas oublié ta curiosité envers notre passé, Ellie, encore moins ton incorrection, comme tu l'as compris, et je ne t'ai pas oublié non plus, Julien.

La princesse aux mille illusions (abandonné)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant