Partie 2 - Rêve d'un autre monde - Chapitre 3 (1)

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Le cœur au bord des lèvres, elle n'osait même pas baisser les yeux sur la nourriture que contenait son assiette. Le rouge de la viande la dégoûtait encore plus que toutes les autres fois ; son géniteur savait qu'elle détestait les plats carnés, et il tenait, évidemment, à ce qu'on lui en servît en sa présence.

Hélas, éviter son assiette l'obligeait à fixer le dieu assis en bout de table. D'habitude, il ne cachait pas l'ennui que lui inspirait ces repas. Là, il la dévisageait de ses yeux de nacre comme s'il attendait avec impatience de pouvoir railler l'un de ses gestes ou l'une de ses paroles.

Tétanisée par ce comportement inhabituel, elle lançait régulièrement des coups d'œil à son oncle, espérant une quelconque forme de secours. Hélas, il se tenait rigide sur sa chaise et n'avait pas changé de position depuis son arrivée. Elle le devinait éteint derrière son masque d'ébène. Le peu de mots qu'il avait prononcé laissait deviner son épuisement physique et moral, ce qui l'inquiétait plus encore que l'attention nouvelle de Bres. Au moins partageaient-ils tous trois un point commun pour changer : nul n'avait encore mangé, et pourtant ils étaient attablés depuis une trop longue demi-heure.

Le martèlement cessa soudain. Ellie en aurait soupiré d'aise si le silence n'avait pas été empli par une question.

— Alors, comme ça, tu t'intéresses au passé de notre peuple ? questionna Bres d'un ton mielleux.

Ellie maudit Caithnab et sa propre naïveté. Bien sûr qu'elle s'était empressée de rapporter leur discussion !

Elle concentra son regard sur son verre remplit d'un liquide rougeâtre qu'elle n'aurait jamais bu même si elle s'était retrouvée en plein désert. Son géniteur l'appréciait, et ça lui suffisait pour savoir qu'il devait provenir d'un être doué de conscience.

— Je suis attristé que tu consultes des livres quand il te suffirait de m'interroger, reprit-il.

Ellie releva rapidement les yeux sur lui. Ses lèvres pâles se tordaient sous une moue faussement maussade et, avec ses cheveux blancs tirés vers l'arrière en une longue tresse, son visage lui parut plus ciselé encore qu'à l'ordinaire, accentuant sa beauté inhumaine.

Quand le palais lui était encore accessible, elle avait entendu bien des rumeurs sur les conquêtes – ou victimes ? – de son père. Elle avait aussi conscience que son oncle n'était pas juste son oncle.

Était-elle la seule à percevoir la laideur intérieure de son géniteur, celle que ne laissait pas deviner son nom d'Eochu Bres – Eochu le magnifique –, celle qu'il avait cherché à masquer en revêtant une apparence proche des Hommes ? Nul autre n'avait-il conscience de sa cruauté, de sa mégalomanie, de son incapacité à éprouver de l'amour pour un autre que lui-même tout en réclamant de ses adeptes une dévotion inconditionnelle ? Il n'avait rien d'un ange, ou seulement d'un de ceux corrompus que le ciel avait vomi pour ne pas s'étouffer avec. D'ailleurs, elle trouvait l'analogie plutôt bien trouvée. Il était Lucifer enfin victorieux sur ceux qui l'avaient jeté dans l'abîme. Après des millénaires d'emprisonnement loin de la lumière, rien d'étonnant à ce que sa revanche fût terrible.

— Pouvons-nous connaître les raisons de cette nouvelle passion ou n'as-tu toujours rien d'intelligent à dire ?

Parler de ses rêves serait une mauvaise idée. Peut-être même une idée mortelle. Durant l'après-midi, elle s'était écroulée sur son bureau, épuisée par son sommeil sans repos. Le songe était revenu la hanter et, lorsqu'elle fermait les yeux et se concentrait, elle croyait entendre l'anathème.

Uediíu-mi belatowom mratotoutas.

— Je n'ai pas le droit d'être curieuse ?

Bres esquissa un rictus.

— Cela dépend. Souvent, la curiosité tue.

Elle déglutit. Il croisa les mains devant son visage, coudes sur la table, et lui offrit un sourire affable,comme s'il ne venait pas de la menacer.

— Tu meurs de curiosité, je suis d'humeur à répondre : l'équation est simple, non ? N'es-tu pas d'accord avec moi, Julien ?

L'intéressé tourna la tête vers le dieu.

— Je suis toujours d'accord avec vous, répondit-il d'un ton où perçait un soupçon d'épuisement.

Ellie sursauta presque quand son géniteur émit un ricanement.

— Tu te découvres une passion pour l'Histoire, et il me ment éhontément juste pour avoir la paix. Moi qui croyais m'ennuyer ce soir !

Lorsqu'il inclina la tête pour lorgner son oncle d'un air vicieux, Ellie sentit une boule d'angoisse se former dans son ventre.

— J'ai souvenir que tu m'as contredit plusieurs fois cet après-midi. Me serais-je mépris ?

Julien garda le silence pendant quelques secondes, sans doute conscient du piège qui lui était tendu. Quelle que soit sa réponse, il donnerait raison au dieu.

— Non, admit-il.

— Donc c'est bien maintenant que tu me mens en prétendant toujours être de mon avis, insista Bres.

— Laissez-le, je vous en prie, intervint Ellie dans l'espoir de désamorcer la situation. Vous voyez bien qu'il est fatigué et qu'il cherchait seulement à vous faire plaisir.

Bres plissa légèrement les paupières sans quitter son oncle du regard. Elle éprouva un frisson d'effroi, car son visage exprimait désormais toute la malignité qu'il cachait ses adeptes.

— Oh, vraiment, tu voulais me faire plaisir ? s'enquit-il d'un ton exagérément attendri.

Il attendit quelques secondes avant d'ajouter dans un murmure confident.

— Ou bien as-tu juste abondé en mon sens parce que tu es debout depuis plus de vingt quatre heures et que tu ne songes qu'au moment où tu pourras enfin te reposer ?

— Vous avez raison, votre majesté.

Ellie se figea en ne sachant ce qui l'inquiétait le plus : que son oncle provoquât Bres ou qu'il le fît du ton le plus indifférent qui soit. Elle n'était même pas certaine, en vérité, qu'il agaçât sciemment le dieu. Et, par ailleurs, elle était aussi convaincue que ce dernier aurait trouvé un prétexte pour le tourmenter quelle qu'aurait été son attitude. Tout cela n'était que par trop gratuit et lui prouvait, une nouvelle fois, la nature sadique de son père.

— Julien, donne-moi ta main, réclama Bres tout en tendant la sienne.

La princesse aux mille illusions (abandonné)Where stories live. Discover now