Délivre-nous du mal [Ria Laune]

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Grinçante histoire de haine familiale... de ces rancunes qui nous hantent au-delà de la barrière de la mort.

Délivre-nous du mal

Ça commence toujours comme un cauchemar. Je suis dans l'obscurité la plus totale, le néant. Je me sens couler, submergée par les flots. Je veux me réveiller, mais je ne peux pas. Cette décision ne m'appartient pas, je suis prisonnière de mon propre esprit. Non, il faut que ça s'arrête, je ne peux plus supporter cette douleur...

Je reviens à moi en sursaut, haletante. Je déteste ces secondes qui précèdent l'éveil, l'impuissance qui suit l'horreur. Autour de moi, les reflets orangés du soleil couchant plongent la chambre dans une ambiance feutrée. Je souffle et savoure ce moment de quiétude avant son réveil. À quelques pas de moi, sur le lit, un mouvement. J'ose un regard dans sa direction, juste à temps pour la voir se redresser. Encore abrutie par sa dose quotidienne de médicaments, elle cligne des yeux puis tourne la tête. Elle s'adresse à moi d'une voix geignarde et hésitante :

— Maude, où est Agathe ? Où est ta petite sœur ? Elle n'a que quatre ans, il ne faut pas la laisser seule.

Les mêmes questions, répétées inlassablement. Le début de mon enfer. Je la fixe sans répondre. Le regard brumeux, elle se balance assise en se mordillant les lèvres. Je l'ai vue cent fois dans cette posture et, à chaque fois, je ressens ce même agacement. Cette envie de la secouer pour la sortir de sa léthargie. Elle hausse le ton pour se donner une contenance :

— Maude, tu as peut-être vingt ans maintenant, mais je suis ta mère ! Réponds-moi !

Elle m'appelle de nouveau en vain. Résignée, elle soupire et entreprend de se lever. Ses gestes sont lents, mal coordonnés. Elle m'horripile. Mon regard se perd dans le blanc du mur. Elle finira par comprendre, les souvenirs reviendront.

— Ma chérie, arrête de faire la tête... Fais-moi un câlin.

Sa voix s'est radoucie, mais je refuse de céder. Elle fait un pas vers moi, je traverse la pièce jusqu'à la fenêtre. Elle s'arrête, puis marche vers le fauteuil à côté duquel je me trouvais et s'y laisse tomber. Cheveux coupés courts, vêtements informes, elle charrie une odeur de transpiration sur son passage malgré les toilettes quotidiennes... Écœurant. Elle incarne tout ce que j'ai craint de devenir. Physiquement, je partage certains traits avec elle : j'ai ses yeux verts en amande, son nez droit et des cheveux bruns épais. J'abhorre ces ressemblances. Son pied tape sur le sol avec frénésie comme elle le fait toujours quand elle se sent angoissée. Elle reprend :

— Où est Agathe ? Encore dans sa famille d'accueil ? Elle doit revenir...

Par pitié, qu'elle se taise ! Face à la fenêtre, les yeux vers l'horizon, je serre les poings. Une larme de rage coule sur ma joue, je serre encore plus fort. J'ignore ses tapotements nerveux, les reniflements et sanglots étouffés. Avec une voix enrouée, elle poursuit son monologue :

— Tu es méchante. J'ai fait tout ce que je pouvais pour toi ! Tu es une fille ingrate !

Je suis fatiguée de supporter son chantage affectif. Pendant des années avant mon placement en foyer d'accueil, je m'étais tue. J'acceptais les sucreries après les coups ; les gentillesses pour se faire pardonner, par peur d'être séparée de ma mère. Elle insiste :

— Maude... Tu dois t'occuper de ta petite sœur, tu dois être là pour nous.

Sa voix faiblit, mais elle ne se taira pas. Elle fera tout pour me rappeler mon devoir d'aînée : « Surveille bien Agathe, son papa m'a abandonnée comme le tien, tu ne peux pas t'en aller toi aussi ». Tous les week-ends et en vacances, lorsque ma petite sœur quittait sa famille d'accueil pour venir chez ma mère, je restais avec elles à l'appartement. Je voulais la préserver d'une enfance malheureuse.

Mort(s)Where stories live. Discover now