Prologue

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"L'amour, l'amitié, l'estime, ne forment pas des liens aussi solides que la haine commune."

(Anton Tchékhov)



Environs d'Ypres,

février 1916

Il fait sombre dans la tranchée où mon unité est enterrée depuis dix jours. Et froid, en dépit des bandes molletières en laine du pantalon d'uniforme et de la capote de feutre censée protéger le soldat des intempéries. Il se passera encore plusieurs heures avant qu'une lueur blafarde n'éclaire le fond du fossé. Au silence, succèdera le sifflement des obus et les tirs d'artillerie. Un mois que j'ai quitté l'Angleterre suite à la mobilisation générale. Je ne m'étais pas enrôlé dans le corps des volontaires de Sir John French, mais là, je n'ai pas eu le choix. Les pertes anglaises obligeaient le ministère Kitchener à recruter en masse. Tous les hommes valides étaient embarqués pour Boulogne après une courte formation. Vingt-huit ans, en parfaite santé, j'ai été déclaré bon pour le service. Mon passage à Harrow m'a même valu le grade de sergent.

Je profite du répit de la nuit pour écrire à Alice. Vu les bizarreries du courrier, la missive lui parviendra dans plusieurs semaines ou pas du tout. Ses lettres arrivent souvent toutes à la fois. Elles m'apportent des nouvelles d'Holly Farm, de Patrick qui grandit, – Je l'ai mesuré à la toise, il a gagné quatre pouces –, de la difficulté de trouver du bois de chauffage maintenant qu'il n'y a plus de bûcherons pour le couper. Andrew m'écrit aussi. Sa main mutilée lui a évité d'être envoyé sur le Front : une chance pour moi, car sans lui, je devrais mettre le personnel – à présent exclusivement féminin – au chômage.

Les quelques lignes griffonnées sur un carnet, à la lumière chiche d'une lampe à huile, je me retrouve seul avec moi-même, sans rien à faire, hormis à réfléchir : un exercice auquel j'ai évité de me livrer ces trois dernières années. J'étais perpétuellement dans l'action pour combler le vide de mon existence. Aujourd'hui, loin de cette agitation dérisoire où je me complaisais, j'ai le temps de m'appesantir sur le passé.

La sensation d'une présence toute proche me provoque un sursaut tandis qu'une voix gouailleuse lance :

— Je rêve ou c'est bien toi, le moricaud ?

Une seule personne peut m'interpeller en ces termes, appropriés aux circonstances. Mon visage est noir de crasse et une barbe sombre me mange les joues. Je soupire :

— Harry ? Harry Baines.

— Lui-même ! fait-il en m'assénant une formidable tape sur l'épaule. Je suis content de voir enfin une tête connue.

La sienne n'a pas changé : un front bas, encore raccourci par le casque à rebord plat, des joues rebondies, des lèvres boudeuses. Il s'affale à mes côtés, lourdement. Les maigres rations que nous recevons n'ont pas eu raison de sa graisse. Le drap de sa tunique kaki dégage une odeur rance à laquelle se mêlent des relents de corps mal lavé. Je souris malgré moi, au souvenir du dandy parfumé aux cheveux pommadés, qui courait les champs de course et les réceptions.

— Marre de ce trou à rats, ajoute-t-il.

— Patience, nous serons bientôt relevés.

— Je pensais être exempté, mais bernique. Les appuis de mon père au War office n'ont servi à rien.

— Personne n'échappe à la conscription, à part les malades et les invalides.

Et c'est heureux. La guerre a mis toutes les classes sociales à égalité ou presque.

— Toi, tu le pourrais ; tu as un fils, observe Baines. Moi, je ne me suis pas reproduit ; mon père me le reproche assez. Pareil pour ma sœur; elle, c'est involontaire.

Je ne verserai pas une larme sur l'extinction des grandes lignées aristocratiques, mais le rappel de Marjorie touche une corde sensible.

— Comment va-t-elle ? demandé-je.

— Mal, tu t'en doutes. Elle était folle de ton salaud de cousin, même s'il la traitait pire qu'un chien. Tu as su pour lui ?

Je hoche la tête. Alice m'avait prévenu de la mort de Bruce, tué sur la Somme dans les premiers jours de 1916. Cette disparition semblait irréelle tant il était vivant et arrogant la dernière fois que je l'avais vu. Il a reçu la Victoria Cross à titre posthume, précise Baines. Je m'en passe, je n'ai aucune envie d'être un héros.

Cette dernière réflexion me renvoie à une autre guerre, plus lointaine dans le temps et l'espace. Moi non plus je n'ai pas l'étoffe d'un héros. Baines a extrait de sa poche du tabac et du papier. De ses gros doigts piquetés de poils roux, il s'en roule une. Là aussi, le geste m'amuse. Je pense aux cigarettes à bout d'or, aux Havane auquel ce fils de famille était accoutumé.

— Tu en veux ? demande-t-il après avoir tiré une bouffée.

Je fais « non » de la tête. L'odeur de la fumée m'a toujours écœuré.

— J'ai de la gnôle, si tu préfères, insisteBaines  : un vrai tord-boyau.

Il détache de son ceinturon de cuir une gourde bosselée. Cette fois, je ne refuse pas. Si l'alcool me brûle le gosier, il a le mérite de réchauffer mon corps transi. Une agréable torpeur envahit mes membres, puis c'est au tour de mon cerveau d'être gagné par ce bienheureux engourdissement. Jusqu'à en oublier la présence de l'homme à mes côtés. Je ne suis plus un soldat blotti dans une tranchée, mais un petit garçon auquel une femme en bonnet et tablier tend les bras pour guider ses premiers pas.

KENSINGTON ROADWhere stories live. Discover now