Chapitre 32

45 7 2
                                    

-Tu veux dire que la grande Enoria s'est faite avoir par la brume ?

-Oui, me répond Caleb. Elle m'a raconté avoir vu Elise et Enewell se faire tuer, encore et encore, en boucle.

Je suis actuellement assise sur une pierre au bord d'un petit cours d'eau que nous avons trouvé par hasard, et Caleb s'affaire à nettoyer les quelques centaines de plaies qui recouvrent mon visage, mes jambes et mes bras. Je dois faire peur à voir. Avant cela, il m'a enlevé le sang de Keydjin avec la plus grande douceur. Une douceur que je ne lui avais jamais vu, d'ailleurs. Il m'a aussi raconté qu'ils nous avaient cherché pendant deux jours avant de se résigner à l'idée que Keydjin et moi étions sûrement perdus pour toujours. En continuant dans la direction de Ninaem pendant une journée entière, tous bouleversés (ce sont ses mots), ils avaient fini par me trouver allongée, en boule, et on connaît la suite. Ce qui m'a le plus surprise, c'est que j'ai fait tout ce chemin. J'ai pourtant l'impression de n'avoir marché que quelques heures. En tout cas, aucun de nous deux n'a mentionné les larmes de Caleb, ni ce qu'il a dit plus tôt, dans le but de me ranimer. Cela semble nous mettre mal à l'aise tous les deux. De toute manière, je n'ai pas envie d'en parler. Je n'ai pas envie d'y repenser. Je préfère rester à distance des personnes susceptibles de me blesser. Parce que les pires blessures ne sont pas celles qui se voient.. Et parfois, ce sont elles qui donnent le plus de fil à retordre, celles qui nous empêche le plus de nous relever. Caleb et moi, c'est impossible. Ce serait comme mettre deux bombes à retardement dans la même pièce, attendant de voir comme cela se termine. Croyez moi, cela ne se terminera pas bien. L'une ou l'autre finit par exploser, blesser l'autre, qui explose à son tour, et fait des ravages. Aussi, je refuse d'abandonner encore. Cela ne mène à rien de bon. Lorsque la brume nous a enveloppés, Keydjin et moi, je me suis laissée aller. Je me suis laissée aller et j'ai tout foiré. Encore. Je suis resté dans les vapes trois jours, à ne pas savoir ce que je faisais, à avoir des envies de suicide, à vouloir tout arrêter. Ce qui veut dire que Keydjin a disparu depuis autant de temps. Est-il toujours en vie ? Si oui, comment s'en sort-il seul ? Sans mes amis, je serais probablement morte à cet instant. Tant de questions à son propos se bousculent dans ma tête. Je ne veux pas en parler parce que je ne supporterais pas. De plus, si Keydjin n'est plus là, c'est entièrement de ma faute. Comme j'ai été idiote d'avoir envoyé Caleb chercher les autres. Nous avons perdu trois jours, et Keydjin, à cause de mon erreur. J'ai pleinement conscience de ma responsabilité, et je compte bien arranger les choses moi même.

-Allô, planète Teriss ?

Trop absorbée par mes pensées, je n'avais pas remarqué que Caleb me parlait. Il range les pansements dans son sac et reporte son attention sur moi, un demi sourire aux lèvres.

-Quoi ? Dis-je, encore un peu ailleurs.

-Tu ne voudrais pas te changer ?

Je baisse les yeux sur mes vêtements. En effet, c'est une idée. Mon pull et mon jean sont déchirés de partout et tachés de sang. Je hoche la tête juste au moment où Caleb me tend mon sac à dos, miraculeusement épargné. Les autres ont continué jusqu'à une clairière à quelques mètres de là tandis que nous nous sommes arrêtés près de l'eau pour me faire ressembler à quelque chose. Ce qui n'est pas une mince affaire de base. J'essuie mes yeux qui s'étaient embués sans que je ne m'en rendes compte, puis je me relève.

-Je devrais me laver les cheveux d'abord.

-J'osais pas te le dire.

J'esquisse un sourire timide avant de retirer mon pull débraillé. Je grimace sous les douleurs de mon corps courbaturé. Caleb se précipite pour m'aider. Il se baisse ensuite pour attraper sa gourde et la remplit d'eau qu'il entreprend de me verser sur la tête. Je frissonne car l'eau est froide, mais aussi parce que le liquide qui s'écoule de mes cheveux prend peu à peu une teinte rougeâtre qui me replonge dans les trois derniers jours. Les voix et les sifflements me reviennent. L'envie terrible de ne plus vouloir respirer me reprend. Je ferme les yeux et laisse Caleb s'occuper de retirer ce qu'il reste de sang. Je me concentre sur ses mains qui massent mon crâne doucement, peut-être de peur de me faire mal. J'aurais préféré que Lydia ou Maïru s'en occupe, mais Caleb a insisté. Pour se racheter sa conduite ? Je ne sais pas. Toujours est-il que cette situation est très étrange. Il remet de l'eau une dizaine de fois avant de m'essuyer les cheveux avec sa couverture, faute de mieux. Une fois nettoyée de tout son sang, j'arrive à mieux réfléchir au cas de Keydjin. S'il n'était plus là, c'est qu'il avait la force de se déplacer. Ou qu'il a été enlevé.. Par qui ? Ce qui est sûr, c'est que nous n'avons pas le temps de retourner le chercher, ce qui serait mission impossible. J'espère de tout mon cœur qu'il va bien, bien entendu, mais nous sommes les derniers espoirs de centaines de personnes. J'ai eu quelques minutes de répit, mais il est temps d'y retourner. Je sors mon change de mon sac et m'apprête à retirer mon pantalon tâché lorsque je me redresse.

-Mayork, va apprécier la vue ailleurs.

-Je ne te laisse plus.

-Eh bien, retourne toi, au moins, je soupire.

Il s'exécute à contre cœur, réticent à l'idée de me perdre de vue. Tandis que je passe mes vêtements propres, Caleb continue de me faire la conversation, pour s'assurer que je ne pars pas, certainement. Malheureusement, il s'aventure sur des terrains dangereux.

-Alors, euh..

Il se masse la nuque, comme s'il était nerveux. Je sens que je ne vais pas aimer cette conversation. Pourtant, je suis prise par l'envie de savoir de quoi il s'agit.

-Oui ? Je le relance en enfilant mon autre jean.

-Ce que j'ai dit tout à l'heure en essayant de te ramener. Enfin, je pense que tu as tout entendu et que tu n'es pas idiote, donc..

-Comment ? Peux tu répéter ces mots, je vais les enregistrer pour la prochaine fois où tu prétendras le contraire.

Il se racle la gorge et je souris.

-Comme je disais... Je pense que tu as compris que j'éprouve des... Des sentiments forts à ton égard. Et je...

Comme j'ai terminé de m'habiller, je me dirige lentement vers Caleb. Oui, je l'ai compris. Je suis aussi quasiment sûre de les partager. Mais il y a toujours cette petite voix dans ma tête qui me dit que c'est une mauvaise idée. Lorsque je me plante devant lui, il perd les mots qu'il n'arrivait déjà pas à trouver. Je reste à bonne distance et essaie de jouer la carte de la plaisanterie pour lui faire comprendre que je n'ai pas envie de m'engager sur ce plan foireux.

-Tout ce que j'ai retenu, c'est que j'ai le droit de te charrier jusqu'à la fin de mes jours.

Puis je me retourne, mon sac sur les épaules, et m'éloigne, avant que mon pauvre cerveau d'adolescente amoureuse ne change d'avis et ne me commande de me jeter dans ses bras. Je suis plus que décidée à mener notre quête à bien. Je rejoins les autres, Caleb sur mes talons. J'ai décidé de laisser mes vêtements sur le bord de la rivière. De toute manière, ils sont inutilisables. J'ai tout de même gardé ma veste que j'ai nettoyé, même si elle est criblée de trous, désormais. Mes gants ont disparus dans la nature, mais il fait moins froid qu'avant. Mes chaussures sont presque inutiles tant elles sont usées, mais je n'en ai pas d'autres. En arrivant vers le reste du groupe, je suis frappée par les marques de fatigue qui se dessinent sur leur visage. Je ne dois pas être mieux, après tout. Elias dort profondément à côté de Maïru, qui me sourit pour me rassurer. Tout le monde se lève, et me regarde. Caleb semble un peu gêné par ce qu'il vient de me dire, mais il se reprend rapidement et affiche de nouveau son expression distante si familière. Ce doit être sa manière de se protéger. Ils attendent tous que je prenne la parole, pour les rassurer sur ma santé mentale peut-être ? Je ne suis pas sûre de pouvoir faire cela. Je me sens terriblement mal pour tout ce que j'ai causé. Je me sens coupable pour Keydjin. J'ai mal partout. J'ai juste envie de me rouler en boule et de dormir pour l'éternité. Dommage pour moi, je ne suis pas la belle au bois dormant. Un prince ne viendra pas sauver mon royaume. En réalité, je dois le sauver moi même. Heureusement pour moi, je ne suis pas seule. Et même si je viens d'envoyer le garçon que j'aime sur les roses, je dois lever la tête et ne rien montrer de ce qu'il y a à l'intérieur, où je pourrais bien causer la fin d'un monde. Surtout, pas de pression.

-« Si tu traverses l'enfer, continue d'avancer, » hein ? Eh bien, les mecs, j'ai l'impression que nous c'est exactement ce que traversons. Alors, continuons d'avancer. Nous avons perdu trop de temps.

Par ma faute. Chose que je n'ajoute pas.

Les Derniers VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant