Répit

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Serge et son ami arrivèrent les derniers à la petite fête en mémoire de Georges. Chantal Pronovost s'affairait derrière le comptoir de cuisine pour aligner les sandwiches ou brasser la salade de macaronis ou de pommes de terre avant de les placer sur la table. On dégustait un verre de vin ou de jus de pommes. Les enfants d'Avéline se chamaillaient en courant derrière le chat qui n'était pas trop heureux de s'être fait déranger dans sa routine. Le mari d'Avéline, Gill, s'entretenait avec le policier à la retraite et ami de Georges, Christian Lefrançois. Cédric avait trouvé refuge dans le boudoir et se berçait en silence tout en buvant quelques gorgées de bière, l'air de vouloir s'enfuir encore une fois de cette maison de malheur. Son téléphone ne cessait pas de vibrer, mais il ne le regardait pas. Il digérait mal d'avoir revu cette femme qui avait osé revenir dans leurs vies avec autant de front.

Ce petit cercle d'intime était suffisant pour Serge qui n'avait pas, comme son demi-frère, la tête à la fête. Il aurait préféré de loin retourner à ses lectures. Plongé depuis peu dans IQ84 de Murakami, il aimait cette atmosphère à la Kafka où rien ne se produisait de concret, mais où on sentait une tension qui menaçait d'éclater à tout moment. Jean-François fit le tour pour saluer individuellement chacun d'entre eux et offrir encore une fois ses sympathies.

Il y avait même un autre témoin à cette rencontre intime qui se tenait au bout de son propre champ, à la limite de celui de son voisin. Bernie Patterson regardait les terres et se demandait bien ce qu'il en adviendrait. Il savait qu'il y aurait lecture du testament dans quelques heures et il ne pouvait pas croire que la terre reviendrait à l'un des enfants. Avéline avait depuis longtemps laissé ce monde derrière elle et avait une vie bien à elle dans la ville reine. Cédric n'avait rien du gentleman-farmer, détestant tout ce qui lui rappelait son enfance dans ce patelin. Quant à Serge, c'eût été de plus ridicule de lui laisser la culture des blés, car bien qu'il fut travaillant et bien à son affaire, il n'avait certes pas tout ce qu'il fallait pour gérer la ferme. Ça se voyait depuis le début de la maladie du vieux renard. La moitié des champs en jachère, le jardin où poussait n'importe quoi, n'importe comment, et les poules qui dépérissaient à vue d'œil. La Pronovost avait beau se démener son gros postérieur, elle n'arrivait pas à la hauteur de l'expertise du bonhomme. De toute façon, si Georges avait laissé la ferme à ses enfants, ces derniers n'auraient d'autre choix que de vendre tout, la terre et les bâtiments. Ils en tireraient profit, car c'était un coin plutôt apprécié, avec une bonne terre et un climat propice, quoiqu'un peu trop humide parfois. Ce n'était pas l'environnement des Prairies de l'Ouest canadien, mais il y avait bien d'autres types de cultures qui s'adapteraient bien à cette région. Les idées ne manquaient pas et Patterson était de ceux qui en avaient. Voilà bien des années qu'il essayait de marchander avec son voisin pour le convaincre de vendre. Mais ce dernier lui disait, toujours avec le même regard sarcastique, qu'il ne lui donnerait même pas sa vieille charrette décorative, juste pour l'agacer.

Cette guerre de tranchées existait depuis la mort de sa femme. Georges avait vécu un certain relâchement et le bon Bernie avait crû bon de tenter sa chance en pensant pouvoir le dégager de son fardeau par une offre tout de même assez raisonnable.

– Tu penses vraiment que ma terre ne vaut que ça, Patterson? Si tu penses agrandir ta part de gâteau entre L'Islet et St-Aubert, tu t'y prends mal. Même ton père avait plus de jugeote que toi. Tu manques de tact et tu te fous pas mal de la douleur des gens. Tu ne penses qu'à ton maudit fond de poche de salopette. Déguerpis de ma terre avant que je me décide à sortir mon 12 pour te farcir le cul!

Depuis cette première altercation, chaque fois qu'il avait tenté d'approcher le vieux Éthier, il s'était retrouvé devant un mur de pierres cimentées avec une détermination indestructible. Maintenant que le vieux chenapan était passé de l'autre côté de la croûte terrestre, Patterson entrevoyait l'avenir avec un petit peu plus d'espoir. Les enfants seraient plus accommodants, c'est certain.

Le silence des blés d'orWhere stories live. Discover now