Le vide (II)

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De fait, elle ne descendit pas. Elle demeura dans la chambre jusqu'à ce que Georges vienne la rejoindre après la douche. Elle était assise sur le bout du lit, les mains jointes sur les cuisses, comme en prière.

Il n'osa pas lui demander ce qui se passait. Il le regretta amèrement plus tard, mais il ne pouvait deviner ce qui se passait dans la tête de cette femme qui, malgré qu'ils vivaient ensemble depuis près de trois ans, demeurait un mystère total. Il ne savait presque rien de sa famille, de son enfance, car elle esquivait toujours la question, lui demandant de raconter ses aventures à lui, qui étaient plus passionnantes que sa vie ordinaire de petite fille modèle.

– Je vais dormir dans le petit boudoir, ce soir. J'ai des douleurs au bas du ventre. Ça doit être encore mes maudites menstruations. J'aimerais ça être régulière et arrêter de me plaindre une fois pour toutes.

– Tu ne me déranges pas, tu le sais. Je peux mettre ma main sur ton ventre pendant la nuit. Ça te calme d'habitude, non?

– Je sens que je ne dormirai pas beaucoup cette nuit. Je vais lire un peu. Serge m'a prêté « Notre-Dame-de-Paris ». Il m'a dit que c'était magnifique. Je ne peux pas faire autrement que de le croire.

Georges sourit. Serge trouvait magnifiques tous les romans qu'il lisait. Il utilisait différents vocables, mais ils se résumaient toujours à quelque chose d'extraordinaire. Il doutait que Bérengère apprécie le style de Victor Hugo qui, non seulement était d'une autre époque, mais écrivait de longs paragraphes descriptifs qui n'en finissaient pas. Il le ne savait pas parce qu'il l'avait lu, mais bien parce que son fils lui en avait servit de longs extraits alors qu'ils travaillaient aux champs.

Sans doute c'est encore aujourd'hui un majestueux et sublime édifice que l'église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu'elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s'indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posé la dernière.

Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d'une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l'homme est stupide.

Il avait poliment interrompu son fils après dix minutes de lecture tirée de sa mémoire. « C'est joli, Serge, mais tous ces mots ne font pas avancer toutes les tâches qu'on a faire aujourd'hui. Tu veux m'en garder pour ce soir, après le souper? »

Serge avait murmuré, encore une fois Tempus edax, homo edacior en tirant sur le treillis de métal qui se tendait entre les poteaux en bois, content tout de même d'avoir gagné avec ces dernières paroles.

Il regarda la femme tourner le livre entre ses mains, comme s'il était une bible, avec sa dorure toute brillante et le ruban pourpre qui faisait office de marque-page.

– Alors, je vais te souhaiter bonne nuit, ma chérie. Je suis exténué et je commence tôt demain.

Il déposa un baiser sur son front et la regarda une fois de plus avant de la laisser seule.

Ce fut la dernière fois de sa vie qu'il la vit.

Le lendemain matin, Serge se trouvait devant la porte de l'entrée et la poussait, tournait la poignée, tirait et la poussait de nouveau.

– Qu'est-ce que tu fabriques, Serge? Quelque chose ne va pas?

Il ne répondit pas. Il se pencha sur le pêne, passa le bout de son auriculaire sur le métal et souffla dans l'ouverture de la serrure.

Le silence des blés d'orOù les histoires vivent. Découvrez maintenant