Je descends du métro, remonte lentement. Emerge à l'air libre. Je vois le bâtiment. Là. Cinq cent mètres. Cinq cent mètres.

J'avance. Je regarde à droite, à gauche, encore à droite, de nouveau à gauche. J'avance.

Je suis sûr qu'il n'arrivera rien parce qu'il n'y a pas un mais onze responsables de la commission. Et qu'ils décident à la majorité. Que sur les onze, j'en connais déjà cinq qui sont quasiment acquis. Ce serait quand même dingue que les six autres se soient fait larguer dans la journée. C'est possible. Mais non, pas vraiment possible. Même pour moi, ce serait trop.

Quatre cent cinquante mètres. J'avance. Vers mon destin. Vers mon futur. Je passe devant un kiosquier. Je vais parler, je dois avoir l'haleine fraîche. Je me suis lavé les dents ce matin bien sûr, mais on ne sait jamais. Un sourire Hollywood, voilà ce qu'il me faut. J'achète un paquet de chewing-gums. J'en mets un dans ma bouche, je commence à mâcher. Imparable. Rien ne m'arrêtera.

En même temps que je mâche, je sens un truc au niveau de mes dents de devant. Je m'arrête. Je m'arrête de marcher et je m'arrête de mâcher. Je marche plus, je mâche plus. Je transpire. Je transpire à grosse gouttes. Je dégouline de sueur.

13h45 - je marchais, je mâchais, je ne transpirais pas, j'étais bien.

13h46 - je marche plus, je mâche plus, je transpire, je suis mal.

Mes dents de devant, les quatre du haut sont des fausses dents. Ça arrive. Surtout aux malchanceux. Il y a une vingtaine d'années, un soir de beuverie, j'étais tellement cuit que je me suis cassé la gueule la tête la première. Sans mettre les mains. Bim. Une dent cassée, hop, disparue la dent. J'étais bourré alors même pas mal. Je collais une cigarette dans l'espace et ça faisait marrer les potes, ça me faisait marrer. Le lendemain forcément, j'ai moins ri. Une dent avait sauté mais les trois autres étaient bonnes à jeter.

Et là, à 13h46, à quatorze minutes du rendez-vous le plus important de ma vie, il me semble, je dis bien il me semble qu'il est possible qu'une ou plusieurs de ces dents soient restées dans le chewing-gum. Je dis semble parce qu'à l'instant où cette pensée m'a traversé, à la nanoseconde où il m'a semblé possible qu'une ou plusieurs de mes dents se désolidarisent de ma bouche, j'ai tout arrêté : marche, mâche. Je ne suis que sueur. J'attends. Mais il faut bien faire quelque chose. Je ne peux pas rester comme ça. Je dois aller à mon rendez-vous.

Alors je tente, très très lentement, exceptionnellement lentement, avec une infinie précaution de bouche et de langue, je tente d'ôter mon chewing-gum. J'ouvre la bouche, micron par micron, avec toujours cet espoir que bien sûr, après, j'aurai toutes mes dents. Et notamment, les deux dents de devant. Les deux dents du haut. Je passe ma main devant ma bouche. Ma main est trempée de sueur. Mon corps entier n'est plus que sueur. 13h47 et j'ai déjà perdu deux kilos. Deux kilos. Et peut-être deux dents.

Je retire le chewing-gum. Le mets dans ma main en sueur. Et je regarde. Je regarde le chewing-gum. Et j'ai envie de pleurer. Elle est là, ma dent de devant. Ma dent du haut. Pas dans ma bouche. Pas dans ma bouche. Dans mon chewing-gum. Ma dent est dans mon chewing-gum qui n'est pas dans ma bouche. Je passe la langue sur mes dents de devant. Je passe la langue sur mes dents du haut. Et ma langue rencontre un vide. J'ai quarante ans. Si j'avais soixante ou soixante-dix ans, à cet instant précis j'aurais : fait une crise cardiaque, uriné, déféqué et pleuré. J'ai quarante ans, je suis en pleine possession de mes moyens. Lorsque je passe la langue dans ma bouche, sur l'espace vide où est censée être ma dent, je pleure. Je pleure comme un enfant et j'urine un petit peu. Je le sens, j'ai quarante ans, je viens de m'uriner dessus. Pas beaucoup mais un peu.

Un peu ? Non, je sais qu'on ne peut pas s'uriner un peu dessus. Je viens de me pisser dessus. Je regarde mon pantalon. Il y a une petite tache. Une toute petite tache mais une tache quand même.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant