Chapitre 19 - Ceux qui restent

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Dans notre coin de fortune, aménagé à l'écart des autres réfugiés avec quelques manteaux et couvertures, mon regard se posa sur Lucas. 

Mon fils était là, recroquevillé sous une épaisse couverture, son visage pâle baigné de sueur. Sa respiration était irrégulière, sifflante, et chaque inspiration était un effort colossal. Son petit corps frémissait de fièvre, et une rougeur inquiétante s'étendait sur ses joues creusées.

Avant que je n'aie eu le temps de m'agenouiller près de lui, une silhouette fluette se précipita vers moi. Aurore se jeta dans mes bras, me serrant de toutes ses forces.

— Charles ! Vous êtes revenu !

Je sentis ses petits bras trembler autour de mon cou. Je la serrai contre moi, ses cheveux emmêlés sentaient un mélange de poussière et de fumée. Elle s'écarta, l'émotion se lisait dans ses yeux.

— Vous avez trouvé votre femme et votre fille ?

Je baissai les yeux, incapable de répondre.

Les mots se coinçaient dans ma gorge.

Claire s'approcha et posa une main sur l'épaule d'Aurore. Elle n'avait pas besoin de réponse. Elle avait compris. Les yeux d'Aurore s'embuèrent, mais elle se mordit la lèvre pour retenir ses larmes. Elle détourna le regard et inspira pour se reprendre :

— On... On a veillé sur Lucas, comme promis. Mais... il va mal, Charles. Sa fièvre a augmenté et il tousse encore plus fort. On a essayé de le soulager avec les moyens du bord, mais...

Elle s'interrompit et secoua la tête. Mon cœur se serra. Je m'accroupis à côté de mon fils et posai une main sur son front. Il était brûlant. Trop brûlant. Lucas remua sous mon contact et ouvrit les yeux. Son regard vitreux me chercha quelques instants avant de se fixer sur moi. Un faible sourire étira ses lèvres gercées.

— Papa...

Sa voix était rauque, à peine un murmure. Je lui caressai les cheveux, luttant contre l'angoisse qui me tenaillait la poitrine.

— Je suis là, mon grand.

Il battit des paupières, comme s'il peinait à rester éveillé.

— Tu... Tu as trouvé Maman et Emma ?

Mon souffle se coupa.

Je n'avais pas le courage de lui dire la vérité. Pas maintenant. Pas alors qu'il luttait déjà contre la maladie. L'image d'Hélène et d'Emma, transformées en créatures affamées, hantait mon esprit. Non, je ne pouvais pas lui infliger ça. Alors je fis ce que je n'avais jamais fait avec lui : je lui mentis.

— Non, mon chéri... Je ne les ai pas trouvées.

Lucas hocha la tête, comme si cette réponse lui suffisait pour l'instant. Ses paupières se fermèrent à moitié et un frisson le parcourut. Je le couvris un peu plus et restai là, à l'observer, le cœur lourd.

Derrière moi, Claire échangea un regard inquiet avec Aurore.

— Léo aussi va mal, dit-elle à voix basse. Sa blessure s'infecte. S'il ne reçoit pas de soins bientôt...

Elle ne termina pas sa phrase, mais je compris. La morsure s'aggravait, et nous redoutions de savoir où cela mènerait. Mon regard glissa sur Lucas. Il n'était pas blessé par un infecté, mais son état empirait aussi. Et pourtant... Mme Ivonis avait dit qu'il n'était pas encore son heure, qu'il était destiné à accomplir de grandes choses. Même si je ne saisissais pas sens de ses paroles, je voulais y croire. J'avais besoin d'y croire.

Mais en voyant Lucas, si faible, je doutais.

Mme Ivonis avait-elle seulement raison ?

J'étais partagé entre l'espoir et la peur. Je voulais protéger mon fils, lui offrir une chance de survivre. Mais dans ce monde en ruine, où même les plus forts tombaient, que pouvait espérer un enfant malade ?

Je serrai doucement la main de Lucas dans la mienne, priant pour que le destin soit de notre côté.


Un long silence s'installa. Je levai les yeux et observait l'église et ses occupants. 

Un détail me frappa : il y avait moins de monde que lorsque j'étais parti.

— Où sont les autres ? demandai-je à Claire.

Elle échangea un regard navré avec Aurore et soupira.

— Pendant ton absence, quatre d'entre nous sont allés récupérer des provisions sur le parking du supermarché...

Un frisson me parcourut.

— Ça s'est mal passé, continua-t-elle. Ils sont tous morts. Monsieur Martin a failli revenir... Il était à la porte...

Elle s'interrompit, hésitant sur les mots à employer.

— Il... il s'est fait avoir au dernier moment. Ils lui ont sauté dessus. Nous avons tout vu Charles, c'était affreux, j'entends encore ses cris de douleur.

Mon estomac se contracta. 

Le sang sur la porte... Voilà d'où il venait.

Je passai une main sur mon visage, accablé. Ce monde ne laissait aucune place à l'espoir. Chaque sortie était une condamnation. Et maintenant, nous étions un peu moins nombreux.

Lucas gémit dans son sommeil. Je reposai une main sur son front brûlant. Il fallait trouver un moyen de le soigner... avant qu'il ne soit trop tard.


Le père Gabriel revint. 

Il s'assit à côté de Claire, bu une grande gorgée d'eau et s'essuya le front d'un geste fatigué. Il nous regarda tour à tour, comme s'il cherchait à mesurer la gravité de la situation avant de parler.

— Mme Ivonis s'est endormie, annonça-t-il d'une voix basse. Elle était épuisée et avait besoin de repos.

Cette femme était une énigme, et je n'étais pas certain de vouloir connaître tout ce qu'elle cachait, mais la curiosité l'emportait. 

— De quoi vous a-t-elle parlé ? demandai-je.

Le prêtre hésita, ses yeux se voilèrent un instant d'une mélancolie que je ne lui connaissais pas. Il baissa le regard, secoua la tête avant de répondre.

— Cela n'a pas d'importance. Margareth est très âgée, et son esprit... disons qu'il n'est plus aussi clairvoyant qu'autrefois.

Je n'étais pas satisfait par cette réponse.

— Vous êtes en train d'éviter la question, père Gabriel. Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?

Il soupira et frotta son visage fatigué.

— Elle a parlé du jugement dernier, murmura-t-il, comme si prononcer ces mots lui coûtait. Elle a cité des passages de l'Apocalypse. Pour elle, ce virus est une punition divine, et elle croit que Dieu lui a confié une mission... celle de protéger les élus, ceux qu'elle appelle les vertueux.

Je sentis Claire frissonner près de moi. Le père Gabriel, lui, était mal à l'aise. Il cherchait ses mots, comme s'il essayait de minimiser ce qu'il venait de nous révéler.

— Je suis désolé pour elle, poursuivit-il. Vous savez, après la mort de son mari, Margareth s'est réfugiée dans la foi. C'était déjà une femme très pieuse, mais cela a pris un ampleur parfois inquiétante, même pour l'homme d'église que je suis. Elle voyait des signes divins partout, parlait sans cesse d'apocalypse. Cette catastrophe, ce... virus, donne un nouveau sens à tout ce qu'elle pouvait dire. Elle est à présent convaincu d'être une prophétesse, d'être guidée par la main de Dieu.

Je l'interrompis.

— Peut-être qu'elle n'est pas aussi folle que vous le pensez.

Le silence s'abattit sur nous. Claire, Aurore et le père Gabriel me fixaient, attendant que j'explique mes propos.

Les Yeux de L'OracleWhere stories live. Discover now