Le goût du fer - Part 2

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LIANE

J'attends que le bus se désemplisse d'un quart pour descendre à mon tour et me noyer dans la masse de lycéens mal réveillés, écouteurs vissés dans les oreilles, qui converge vers l'institut scolaire Alphonse Daudet, long complexe réunissant les écoliers de la région, de la primaire à la terminale. Immense géant coiffé de tuiles rouges et paré de murs d'un gris délavé, un peu excentré de la ville, il est une société à part entière dirigée par ses propres codes et normes sociales. Je ne m'y suis jamais intégrée. Dimitri faisait parti de l'association sportive de basket, la plus prestigieuse d'entre toutes sur le campus, il était adulé par les enseignants et ses camarades, Evan voyait parfois en lui un modèle. Je réprime un haut-le-cœur.

Je me fonds dans la foule. Un jeune garçon trottinant m'envoie son coude dans les hanches pour passer devant moi et disparaître, englouti par les grilles de l'école primaire. Je concentre mon regard sur le parvis du lycée. Mes frères ne sont pas encore arrivés. J'ai quelques minutes devant moi pour agir.

Je bifurque sur la droite et monte les marches qui mènent à l'esplanade bordant la partie Sud du complexe scolaire, réservée aux plus grands. La première fois que j'ai gravis ces trois degrés, entourée de mes cinq nouveaux frères, j'ai instantanément capté les regards qui à chacune de mes apparitions dorénavant se poseraient sur moi, inquisiteurs. Cela uniquement parce que j'étais accompagnée des cinq Georgio, connus dans la région comme les cœurs à prendre, ceux à séduire avec leur pedigree intellectuel, physique et financier plus qu'enviable. Ceux du manoir lugubre et luxueux dont les pointes percent le paysage monotone des toits de la vallée, cette immense maison qui semble les jours de mauvais temps, vibrer d'autres choses que du souffle du vent.

Où qu'ils aillent ils sont épiés, longtemps observés. Ces longues fouilles visuelles me laissent toujours un goût amer de gêne et de consternation.

Je foule l'esplanade aux carreaux autrefois blancs. Sur mon chemin seulement quelques personnes se retournent sur moi, et je ne peux cesser de me demander si ce n'est pas dû à la disparition d'Evan. À chaque nouvelle paire d'yeux insondables, curieux, jugeurs, je pense : ils savent.

Je vais d'attroupement en attroupement, pupilles embuées dans la fumée des cigarettes, à la recherche de ma future alliée. Je la repère et m'arrête net dans mon élan. Elle est aux côtés de Stefan. Il me présente son dos. J'observe la courbure de sa nuque, ses omoplates saillantes, sa chevelure sombre qui naît en pointe dans le creux de son cou et se déploie sur sa tête, raide et parfaitement coiffée. Ses poings sont serrés, il semble regarder au loin. Mon cœur se ratatine sur lui-même. Je n'ai jamais cru que l'on puisse m'aimer. Oscar m'aime mais c'est d'un amour malsain, alors. Mais Stefan, Stefan m'a adorée, aiguillée, cajolée. Il a pris soin de moi, nous ne nous sommes pas détruits. Jusqu'à ce qu'explose la vérité et que je le réduise en miettes.

Je ne peux faire un pas de plus. J'attends quelques secondes dans l'espoir qu'elle tourne la tête vers moi, que ses yeux bruns perçants se posent sur ma silhouette, qu'elle me remarque, mais elle est rivée à son téléphone portable, son visage arborant son éternelle moue boudeuse. La panique s'insinue dans mes entrailles. Je n'ai plus beaucoup de temps. Dans quelques minutes, ils vont arriver, se garer pimpants et moteurs rugissants, accaparer toute l'attention et en gentils dommages collatéraux que je suis, les regards comme des boomerang reviendront dans ma direction. Je peux déjà imaginer Paulo et Jacques converger jusqu'à moi, prêts à m'encercler pour me contrôler, Oscar, ses lunettes de soleil cachant ses yeux, passer son bras nonchalamment sur mes épaules et me pousser dans un coin pour qu'on parle. Dimitri a terminé son lycée l'année dernière, mais il peut encore débarquer ici à tout moment.

Une première sonnerie retentit. Elle lève les yeux de son téléphone. Je secoue la main dans sa direction, lui enjoignant de me rejoindre. Ses sourcils se froncent, je sens qu'elle hésite, fait un pas en avant, regarde autour d'elle.

L'odeur des larmesWhere stories live. Discover now