Le goût du fer - Part 9

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MARTIN

Les premiers jours dans le manoir, à vivre à sept enfants sans nos parents (partis dans un de leurs longs voyages humanitaires), sous la férule laxiste de Grand Pa' et Grand Ma', ont été le théâtre du déploiement des versions les plus sonnées de nous-mêmes. Oscar passait son temps à enchaîner les bêtises pour se faire remarquer, se comportant comme un gamin de huit ans alors qu'il en avait presque quatorze. Jacques avait recommencé à être incontinent. Je me souviens de ses draps que Grand Ma tous les matins frottait énergiquement puis étendait la journée dans le jardin, flottant dans la brise, voiles de bateaux gonflées dans lesquelles nous jouions à nous enrouler, à nous cacher, à nous draper comme des empereurs sur le pont de leurs navires.

Paulo avait perdu toute inhibition, il rentrait dans la chambre de Liane sans lui demander sa permission alors qu'elle s'habillait, poussait la porte de la salle de bain lorsqu'elle y prenait sa douche, la faisant hurler de terreur. Grand Pa rappliquait illico-presto pour le saisir par la peau du cou et lui infliger de dures corrections dans son bureau, unique sanctuaire de la maison où il entreposait ses collections de petits trains et les bouteilles de ses meilleures années de vigneron.

Cette époque-là fut aussi marquée par le début des disparitions de Dimitri. Je me souviens de Grand Ma qui l'appelait à travers le manoir, son prénom qui se répercutait dans ses grands couloirs et ma grand-mère qui commençait à s'énerver, pensant qu'il ne répondait pas, rechignant à descendre venir mettre la table, passer le balai ou l'aider à éplucher les légumes. Elle montait les marches grinçantes, soufflant comme un bœuf, rejoignait la chambre de Dimi, la trouvait vide et livrée aux quatre vents. Par la fenêtre béante, elle se penchait en ménageant ses os usés et observait, l'œil fatigué, la corde de draps que son chenapan de petit-fils avait tressé puis accroché à une des branches robustes de l'orme. Elle pouvait presque le voir descendre le long du tronc et déguerpir en courant, gorge déployée, grisé par la liberté.

Il rentrait le soir, les bougies allumées. Nous lisions dans le salon, faisions des puzzles sous le regard insondable d'Evan. C'étaient les seuls moment où il s'exilait près de Liane, constamment en retrait. Les seuls moments où il nous regardait de loin, l'œil brillant et le menton levé de manière prétentieuse, emboîter les pièces les unes aux autres, nous tromper, et recommencer. Oscar adressait des regards appuyés à Liane, rouge, elle piquait du nez dans ses livres. Jacques se levait toutes les deux minutes pour aller aux toilettes et Paulo derrière ses lunettes, montait sûrement des plans machiavéliques dans sa tête à base d'écorchage de mulots, de préparation de mixtures de vers et de terre mouillée qu'il glissait dans nos pantalons, et qu'il me forçait à boire lorsque j'avais fait des bêtises, en échange de son silence.

Dimitri passait la porte, droit comme un piquet, une expression humble de martyr sur le visage. Nous entendions la voix enrouée de Grand Ma nous ordonner calmement d'attendre encore quelques minutes le souper, que nous mangerions bientôt. Ils s'enfermaient tous les trois dans la cuisine, Grand Pa, Grand Ma et Dimitri et nous nous bouchions les oreilles.

Finalement nos grands-parents n'étaient pas si laxistes que cela. Ou peut-être le sont-ils devenus seulement après la mort de nos parents.

Nous nous mettions à table. Dimitri nous rejoignait toujours quelques minutes plus tard, aucune trace de sa défaite sur le visage, les traits durcis dans son éternel expression de je-m'en-foutisme-monsieur-je-sais-tout-je-suis-au-dessus-de-vous. Seules les veines éclatées dans ses pupilles et l'odeur forte de déodorant mêlée à quelque chose que nous ne connaissions pas encore, trahissaient ses éventuelles déficiences.

Mais plus que tout cette époque résonne à nos oreilles bercée par un seul son, un chant de loup à la fois glaçant et subjuguant, une sirène d'alarme qui nous prenait à la gorge et ouvrait dans nos esprits de gamins, la possibilité de la douleur et de ses blessures : les pleurs de Liane.

L'odeur des larmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant