Chapitre 17

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Le plus dur dans les moments comme celui-ci, ce n'est pas de se faire à l'idée qu'on risque peut-être de perdre la personne à qui on tient le plus au monde. Non. Ce qui brise vraiment, c'est le fait de se rendre compte que la terre continue à tourner. Rien ne s'arrête. Chacun poursuit sa petite vie et enchaîne ses habitudes quotidiennes en dehors de ces murs où, depuis trois jours, ma mère est entre la vie et la mort. Dans le même bâtiment, pendant que d'autres femmes donnent naissance, elle, ne se remet pas d'avoir perdu son bébé. Et tandis que je viens de passer ma deuxième nuit blanche et me prépare à vivre mon troisième jour noir, d'autres gens de mon âge sont en train de fêter Noël. À l'extérieur, on célèbre un avènement, la joie, la vie. Et moi, j'expérimente le désespoir, l'effroi, la folie.

J'en viens presque à haïr le monde à cause de son indifférence. J'en veux au jour de ne pouvoir s'empêcher d'être joyeux. Je déteste ce soleil qui sourit inlassablement. J'accuse tous ces gens heureux dehors dont les rires de hyènes rassasiées me parviennent, tels des glaçons de feu. Pourquoi est-ce qu'ils ignorent tous ma détresse ? Pourtant si visible ! Ma peine est si grande qu'elle consumerait d'un seul trait le bonheur de quiconque y prêterait seulement attention.

J'ai la nausée. À cause des odeurs des médicaments, celles des maladies et celle de la mort. Les murs blancs de l'hôpital me donnent le tournis. Et j'ai l'impression de bientôt craquer à force de voir les aller-retours du personnel médical en charge de maman.

Une infirmière dont j'ai presque déjà l'habitude me sourit vaguement en allant dans la chambre où est hospitalisée ma mère, munie d'un plateau de soins. Je n'ai qu'une envie, c'est de la suivre. Mais je n'ai pas le droit d'être présente, à ce moment.
Tout à coup me reviennent à l'esprit des images de ses fines lèvres déshydratées, ses paupières faiblement closes et son corps semblable à un légume. Je revois ce long tube dont je ne comprends pas le fonctionnement serpenter sa poitrine, au bout duquel un masque recouvrant son nez et sa bouche. Je n'en reviens toujours pas. Je ne comprends pas. À quel moment les choses ont-elles basculé ainsi ? Pourquoi on se retrouve là ? Rien de tout ceci n'était censé arriver. Pourquoi ? Comment ?

Voilà que mes yeux se remettent à couler. Et sitôt, mon corps est secoué de sanglots.

Angélique, la sœur de ma mère de douze ans plus âgée que moi, semble se retenir de me blâmer. Depuis qu'elle nous a rejoints il y a deux jours, elle ne cesse de répéter que je doive me retenir de pleurer car cela attire le malheur. Comme quoi me lamenter ne ferait que donner plus de chances à la faucheuse de frapper. Sottise !

Angélique est la dernière née d'une fratrie de cinq dont ma mère est la deuxième. Entre les deux filles on compte deux garçons. Des jumeaux. L'ainé également est un grand gaillard, que je n'ai vu que deux fois dans ma vie. Vivant en France, il n'apparaît que lors de grandes occasions familiales. L'une était le mariage de ma mère, et l'autre le deuil de mon grand-père. J'espère que notre prochaine rencontre n'est pas pour bientôt...

William revient de la route avec des sachets de nourriture qu'il nous distribue.

— J'ai demandé des beignets aux haricots ! me frustré-je en découvrant des croissants dans l'emballage.

— Je sais. Mais je n'ai trouvé aucune vendeuse en ayant fait, là dehors. C'est Noël. Il n'y a que les boulangeries qui sont ouvertes.

Je m'agace. Je maugrée. Je me rassieds rageusement sans cesser de renifler.

— Mange, me souffle gentiment William, ensuite je te raccompagne à la maison pour que tu puisses prendre une douche et dormir un peu. Tu n'as pas fermé l'œil, depuis.

Le roman de Kelly Where stories live. Discover now