Chapitre 4

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Il y a deux choses que je déteste à l'école : les cours de physique et les élèves qui aiment rabaisser les autres; et dans ma classe, il y en a un en particulier qui en a fait sa spécialité.

Je vois Ekale Ismaël avancer d'un pas sûr vers moi et déjà, mon système de défense se met automatiquement en garde.

— Samba, Samba, chantonne-t-il... la journée n'est même pas encore terminée que je sens déjà que tu vas me manquer ce week-end.

Je l'ignore et continue calmement de lire le roman de Calixthe Beyala qui fait ma joie depuis deux jours.
Ekale s'assoit sur la table devant moi et s'empare du bouquin.

— C'est intéressant ? Oh, Les Honneurs Perdus... Je l'ai lu il y a trois ans.

Je fais rouler mes yeux de la façon la plus blasée qui soit. Ce garçon ne peut pas s'empêcher de se comparer à moi. Pourtant habituel premier et par conséquent chef de classe, c'est évident qu'il n'a rien à m'envier sur le plan intellectuel.

— Dis-moi, comment ça s'est terminé avec madame Bafandi ?

Je lui reprends brusquement le livre des mains.

— Pourquoi ça t'intéresse ?

Il lève les mains en signe de capitulation.

— Si on ne peut plus se soucier de ses amis...

Je manque de m'étouffer avec ma salive. Soit il se moque de moi, soit à force de ne pas en avoir je n'ai plus une définition exacte du mot « amis ».
Je suis probablement sur le point de l'insulter, lorsque Laeticia, ma voisine de banc arrive en soupirant fort comme un buffle. Elle enlève son sac à dos, le laisse tomber sur son côté de la table et s'installe avec l'enthousiasme de quelqu'un qui doit passer chez le dentiste.

— Bonjour, grince-t-elle.

Je me serais bien fichée de la voir dans cet état, si je ne la connaissais pas comme la personne la plus pétillante de mon entourage. Même les jours de pluie, elle mettait des chaussures colorées et était apte à chanter toute la journée (pour mon plus grand malheur).

— C'est quoi cette tête ? Je l'interroge.

Elle tire sur sa jupe avec rage.

— Je suis censée prendre ça pour une réponse ?

— J'ai croisé un surveillant dans la cour, il m'a réprimandée sur le fait que mon uniforme soit « trop serré » et a dit que lundi je ne revienne pas avec le même.

Ismaël s'est esclaffé tandis que ma curiosité se repliait, déçue.

— Bof, ai-je soufflé. C'est sûr qu'il a même déjà oublié ton visage alors, à moins que vous ne vous re croisiez, je ne pense pas qu'il s'en souviendra.

— C'est vrai, a-t-elle reconnu soulagée. En tout cas j'espère.

Ismaël s'est raclé la gorge.

— Qu'est-ce qu'il veut, lui ? A-t-elle demandé en lorgnant le garçon perché à notre table.

Tout à coup le brouhaha s'est arrêté et les uns et les autres se sont mis à regagner précipitamment leurs places dans la classe. J'ai alors compris que quelqu'un arrivait et deviné qui.

Notre prof de philosophie avait quelques minutes de retard mais s'était finalement pointé pour dispenser son cours.

Monsieur Ondoa, dans son costume classique de fonctionnaire avait son habituelle fière allure et se tenait devant, prêt à partager une fois de plus son infime sagesse avec nous.
J'aimais particulièrement ce professeur car bien plus que les leçons en rapport avec la matière dont il était chargé, il nous édifiait sur d'autres choses importantes, des sortes d'armes pour mieux envisager l'avenir et affronter la vie.
C'était un anticonformiste qui se vantait peu, selon moi, de son incroyable bagage intellectuel et des multiples voyages à l'international qui ont contribué à forger son expérience aussi bien professionnelle qu'existentielle.
En faisant des recherches sur lui en début d'année, je me suis laissée intriguer par un essai qu'il avait écrit quelques années auparavant sur l'esclavage, le colonialisme et tous leurs effets. Aussi surprenant que cela m'a paru, il défendait fermement la thèse selon laquelle les peuples ayant subi ces atrocités, précisément les noirs d'Afrique, devaient arrêter de s'apitoyer sur leur sort et que, au lieu de se conforter dans le rôle de victimes, avaient une certaine part de responsabilité à accepter. Et même, il soutenait cela en disant que « le premier pas vers la guérison est d'accepter qu'on est malade. » Dans son argumentaire, il évoquait le fait qu'on s'entretue pour des richesses éphémères au lieu de se battre et lutter ensemble pour notre émergence et autonomie. Il dénonçait la paresse, l'égoïsme, la superstition et la méchanceté dont le peuple en général ferait preuve et qui malheureusement, constitueraient les premiers barrages à l'évolution de nos sociétés.

Le roman de Kelly Where stories live. Discover now