Chapitre 6

80 7 8
                                    

— Comment est-ce que tu peux ne pas voir le rapport ? Tu fais exprès ou quoi ?

— Désolé mais je ne comprends vraiment pas que tu puisses assimiler un livre sur la dénonciation raciale à de l'art. C'est une très bonne œuvre, certes mais pas d'art.

— Tu rigoles ! je hurle.

— Non. Je pense sérieusement que l'art est censé libérer les esprits, transporter les gens dans un endroit où ils oublieront les maux qui les minent déjà en réalité, et non les leur brandir sous le nez.

Je me pince l'arête du nez en fermant les yeux, presqu'au bord de la crise de nerfs à cause du sujet que j'ai choisi pour un exercice d'application : « Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est utile est laid. » Discutez cette affirmation de Théophile GAUTIER. Et c'est vraiment tout ce qu'on faisait depuis plusieurs minutes : discuter.

— Mais c'est pour ça que ça s'appelle l'art engagé, Jordan ! En-ga-gé !

— Et ça n'a pas sa place, tout simplement.

— Tu ne comprends pas.

— C'est toi qui ne comprends pas. Quand j'écoute une chanson par exemple, c'est parce que j'ai besoin d'une bonne sonorité sur laquelle me détendre ou bouger en toute gaité, et non de quelque chose qui me poussera à me questionner sur le sens de la vie et faire des remises en question existentielles.

Ma mâchoire se décroche.

— Donc tu estimes que We Are The World n'est pas un chef-d'œuvre parce qu'elle a servi à récolter des fonds pour la famine en Éthiopie ?

Il a pris un air perplexe, semblant hésiter quelques secondes avant de lâcher dans un éclat de rire :

— Ok calme-toi, je crois que tu vas bientôt craquer.

Je secoue vivement la tête en posant les mains sur mes tempes.

— C'est pas vrai, tu sais combien de temps on a perdu à cause de cette discussion débile ?

J'ai l'impression d'avoir de la fumée qui me sort par les narines et les oreilles tandis que Jordan se plie en deux.

— Si c'est une discussion débile, pourquoi la question demeure-t-elle aussi importante en littérature ?

— Hum... parce qu'il faut toujours des sujets de dissert', je suppose.

— Tu n'es pas vraiment convaincante. Tu sais, ce n'est pas parce que tu penses que « l'art pour l'art est beau, mais l'art pour le progrès est mieux encore » comme Victor Hugo, que ça te donne le droit de juger que ceux qui pensent le contraire ont tort. Honnêtement je crois que ce débat perdure car le dilemme existe bel et bien mais personne n'a forcément tort ou raison. Tiens, imagine par exemple deux personnes assises autour d'une table sur laquelle il y a un chiffre ; l'un voit 6 et l'autre 9, chacun est persuadé et même certain que celui en face a tort, et pourtant, il suffit qu'il se mette à la place de l'autre pour constater que c'est juste le point de vue qui diffère.

Je suis un peu subjuguée par ses paroles, autant par leur pertinence que la fluidité avec laquelle il les a dites. J'étais loin d'imaginer qu'il puisse être aussi éloquent.

— Ça va ? s'assure-t-il en se rendant compte que je le regarde avec un peu trop d'insistance.

Je souris d'un air charmé, puis reprends de la contenance en me raclant la gorge.

— Oui, c'est juste que... je suis agréablement surprise.

— Par quoi ? Je l'ai pioché dans un livre de psychologie sociale hein, cet exemple, va pas croire que je suis un grand sage.

— Y a pas que ça. C'est aussi étonnant que tu aies retenu une citation littéraire.

— Alors que tu m'as donné une grosse liste à placarder sur le mur de ma chambre hier ? Tu te moques de moi ? D'ici une semaine je les aurai toutes mémorisées que je le veuille ou non.

— Tu l'as vraiment fait ? m'étonné-je, ravie.

— Ouais, je l'ai collée juste en face de mon lit. Impossible de les louper, quoi...

Je jubile intérieurement. Un sourire satisfait plane sur mon visage.

— Ça va ici ? demande Boris en arrivant dans la pièce. Il ne te donne pas trop de fil à retordre, j'espère.

— Non, tout va bien, j'affirme.

— Pour le moment. En espérant que tu tiendras au moins jusqu'à la fin de la semaine.

J'émets un rire qui résonne lourd à cause de la gêne qu'il contient. Sous-entend-il que je suis incompétente ?

— Bien sûr, rétorqué-je. Pourquoi je n'y arriverais pas ?

— Je ne sais pas... peut-être parce qu'un certain garçon parvient à décourager tout le monde qui veut l'aider, y compris sa propre tante.

Je jette un coup d'œil à Jordan en comprenant que c'est à lui que son frère fait allusion. Je remarque aussitôt sa mine assombrie et les muscles de son visage crispés. Je devine que quelque chose cloche, il semble y avoir de l'eau dans le gaz.

Boris finit par se retirer en disant qu'il ne tient pas à nous perturber plus longtemps, il voulait juste s'assurer que tout allait bien après qu'il lui ait semblé que nous nous disputions, mais je lui ai expliqué que nous discutions juste d'un sujet de littérature. Pas une seule fois Jordan ne lui a adressé la parole.

— Arrête moi tout de suite si je me trompe mais... c'est un peu tendu entre vous, non ?

— Tout ce que j'ai à dire c'est que je déteste le dimanche.

— Parce qu'il ne va pas travailler et que vous êtes en quelque sorte obligés de passer la journée ensemble ?

Il me dévisage cinq secondes puis, comme téléguidé par une force maléfique, se lève et s'en va derrière le rideau de cauris.

Je ne comprends pas. Qu'est-ce qui vient de se passer ?

Sans trop réfléchir, je le suis et me retrouve dans un couloir qui pique à droite deux mètres plus loin. Il y a une première porte à ma gauche, je l'ouvre imprudemment et découvre sans surprise des toilettes. Je continue à avancer, prenant l'angle et là je fais face à trois portes toutes fermées. Je suis confuse et esquisse quelques pas en arrière en réalisant que j'ai peut-être été trop audacieuse de venir là.
Tout à coup la porte la plus proche de moi s'ouvre, Jordan apparaît dans le cadrant, mon cœur tremble — sans doute de peur qu'il me demande sévèrement ce que je fous là. Sans doute, ouais.

— Sérieux, là ? bredouille-t-il.

— Je... em... je voulais juste m'assurer que...

— Que je n'allais pas me couper les veines ?

— Non ! C'est irrespectueux je sais, pardon.

Je baisse les yeux, ne pouvant supporter les siens qui semblent m'infliger un procès. Je commence à avoir l'impression de me liquéfier lorsque j'entends un éclat de rire fendre l'air.

— T'aurais vu ta tête ! se moque-t-il sans scrupule. Allez viens, entre.

Je cligne vivement des cils, interdite.

— Euh... c'est... ta chambre ?

— Oui. Relax, je vais pas te manger. Et puisque tu es déjà là...

Je déglutis, toujours sans bouger, mon cerveau filant à toute allure à la recherche de ce que cela pourrait signifier.

— Attends, renchérit-il... t'as les chochottes ?

Il rigole à nouveau, ce qui me procure une drôle de sensation ; un peu comme si je redécouvrais son visage, ou comme si son rire lui en conférait un autre : un autre menton, d'autres yeux, des fossettes qui révèlent finalement l'infime ressemblance avec le petit garçon sur la photo dans le salon et prouvent que c'est bien le même...
Je fais non de la tête en souriant fièrement, prête à démontrer que je suis loin d'avoir froid aux yeux et, d'un pas décidé, je franchis la porte et pénètre dans son sanctuaire.

Le roman de Kelly Where stories live. Discover now