Chapitre 16

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Les yeux toujours fermés, je sens qu'on effleure ma joue, puis qu'on soulève mon menton. Et c'est une vague de frissons qui recouvre l'intégralité de mon corps lorsque ses lèvres s'emparent des miennes. La douceur de son baiser semble se propager jusqu'aux parties les plus enfouies de mon être. Des flots de bien-être se propagent partout en moi. Une sensation jusqu'ici jamais éprouvée. Mes sens dansent le Makossa.

Quand vient le moment pour nos deux visages de se séparer, je me retiens de râler comme une gosse à qui on arracherait une friandise. J'ai envie qu'il m'embrasse encore. Mais je n'ose pas lui dire, et encore moins l'embrasser moi-même.

— Comme ça, c'est mieux, murmure Jordan, le regard plongé dans le mien.

Je détourne timidement la face et me mets à regarder la rue. Sans ajouter un mot, le garçon remet le véhicule en marche.

Lorsque nous nous garons enfin à une centaine de mètres de chez moi, j'ai le cœur qui recommence à tambouriner contre ma poitrine. Je voudrais sentir une nouvelle fois sa bouche valser avec la mienne. Je voudrais l'enlacer. Me délecter de son toucher et de son parfum frais. Mais...

— Au revoir, lâché-je faiblement en ouvrant la portière.

Je descends et m'éloigne sans un regard en arrière, jusqu'à ce que j'entende la voiture redémarrer et filer.

En franchissant la porte de ma chambre, j'ai déjà la drôle impression que tout ceci ne sera rien d'autre qu'un rêve, demain à mon réveil. Ça me paraît tellement irréel.
Je m'assieds sur mon lit et reste silencieuse pendant de longues minutes, repassant en boucle dans mon esprit la scène qui me semble tout droit sortie de mon imagination. Jordan qui m'embrasse.

*

La semaine qui suivait était la dernière avant le départ en congés de fêtes de fin d'année. Au lycée, tous les élèves étaient excités, sinon stressés par rapport à la remise des bulletins. Dans ma classe en tout cas, le classement des trois premiers ne changeait pas. Ekale Ismaël, Yongua Cécile, puis moi. Les seules matières qui me maintenaient invariablement à ce rang de troisième étaient les maths et la physique. Honnêtement, je ne faisais aucun effort de ce côté-là.

Durant cette semaine, la seule pensée de croiser Jordan me rendait anxieuse au point d'en trembler. J'étais pour ainsi dire terrifiée à l'idée de le revoir. C'est pour cela que, au lycée, je faisais bien attention à maîtriser mes déplacements. Je ne suis pas allée à la cantine pendant les pauses, je n'ai pas filé aux toilettes à la moindre réclamation de ma vessie. Dès que je réussissais à gagner ma classe le matin, je n'en ressortais qu'en fin de journée pour rentrer chez moi. Et même, je surveillais telle un lynx les mouvements de chaque élève en pantalon susceptible d'être celui que j'appréhendais. Il suffisait que l'un d'entre eux soit un peu plus grand que la moyenne pour que mon esprit s'affole et que je change aussitôt de direction, sans même être sûre qu'il s'agisse bien de Jordan.

Voici que Vendredi, après la remise des bulletins, je marche vers le grand portail en compagnie de Laeticia — qui semble toujours avoir une dent contre moi depuis notre petite dispute, même si elle essaye de montrer le contraire — et Ismaël. Comme d'habitude, le garçon fait un monologue irritant sur lui-même et ses notes excellemment excellentes !

Tout à coup, une voix familière s'écrie mon prénom dans notre dos. Je me fige un instant. Puis mon cerveau me suggère de continuer à marcher comme si je n'ai rien entendu, et c'est ce que je compte faire. Seul bémol : mes amis. Les deux curieux s'arrêtent net et, comme s'ils ne pouvaient s'empêcher d'être des boulets, répètent mon nom, convaincus que je n'ai pas entendu lorsque la personne derrière nous m'a appelée. Je me retourne alors lentement, au bord de l'implosion.

William avance d'un pas déterminé vers nous. Je n'en reviens pas. Qu'est-ce qu'il fait là ? 

Le front dégoulinant de sueur, il se plante devant moi avec l'air de quelqu'un qui vient de courir un marathon. Il me fixe en reprenant son souffle tandis que je suis accrochée à ses lèvres, curieuse de savoir ce qu'il va m'annoncer. Qu'est-ce qui pourrait bien être important au point de le pousser à venir me chercher au lycée ? Le suspens laisse rapidement place à la nervosité. Et s'il était arrivé quelque chose à ma mère ? Je cherche avec angoisse la détresse dans l'expression de mon beau-père. Tout ce que je parviens à y déceler, heureusement ou malheureusement, c'est un peu d'empathie et de compassion. Mais que se passe-t-il, bon sang ?

— Viens avec moi, finit-il par lâcher calmement.

Sans broncher, je le suis, laissant mes deux camarades dans l'incompréhension la plus totale.

William, dans un silence assourdissant, me conduit vers un quartier qui est loin d'être le nôtre. Je lui demande à plusieurs reprises où on va mais il élude toujours la question, prétextant que je comprendrai tout surplace. Mon inquiétude ne cesse alors de croître. Et lorsque le véhicule franchit enfin le périmètre de l'hôpital général, je me sens sur le point de défaillir.

— Je t'en prie, dis-moi que maman va bien.

Encore une fois, l'homme ne répond pas à ma question. Il se contente de me demander de rester calme. Mais c'est raté, je panique de plus belle.

— Je t'en prie, j'implore faiblement, comme s'il était devenu Dieu, capable d'empêcher mes craintes de plus en plus évidentes d'être réelles.

Le regard impuissant et accablé de William me transperce l'âme, si bien que je ferme violemment les yeux et me bouche les oreilles. Je me mets à secouer la tête. Je ne veux pas voir, je ne veux pas entendre. Je ne veux rien accepter s'il s'agit de ma mère en danger. Ce n'est pas possible. Rien n'est réel. Réveillez moi !

Deux grandes mains me tiennent fermement par les bras. Et à la voix de William d'exiger :

— Ressaisis-toi ! Kelly !

Je rouvre les yeux mais je n'ai pas moins peur pour autant. Je tremble comme une feuille. Je n'ai pas envie de pénétrer dans cet hôpital si c'est pour y retrouver ma mère dans un état que je préfère ne pas imaginer.

— Ne t'inquiète pas, souffle doucement l'adulte. Tout ira bien. Elle est entre de bonnes mains.

À ce moment, alors qu'elles s'étaient bien abstenues jusque là, des larmes surgissent et dévalent mon visage sans que je ne puisse les retenir. C'est le désarroi total.

Le roman de Kelly Where stories live. Discover now