Ses propos n'ont eu qu'un effet : celui de me rendre sceptique. Effectivement, je ne buvais pas d'alcool, et je n'allais pas commencer ce soir juste parce qu'il pensait me rassurer en arguant que c'était sans risque.

— Prends au moins quelques gâteaux ? Ou des chips ?

Au moment où j'allais répliquer qu'il n'avait pas à se préoccuper de mon estomac, la sonnette a retenti et Didier est allé ouvrir à un garçon qui portait une grosse sono et deux micros.

— Il était temps ! s'est écriée Marine.

— Vraiment, a soutenu sa compagne. Je commençais à avoir sommeil.

Le nouvel arrivant et Didier se sont attelés à installer le matériel qu'il a apporté près de la télévision, et les autres avaient l'air excité qu'ils terminent.

— Tu sais chanter ? m'a demandé Jordan, enthousiasmé.

J'ai haussé un sourcil interrogateur.

— Pourquoi ?

— Wêh ! Apprenez même à répondre aux questions d'abord avant d'en poser une autre ? Massa ! Bref, on va faire un karaoke.

— Et tu crois vraiment que je vais y participer ?

— C'est bon, tu peux arrêter de faire ta rabat-joie quelques secondes ?

— Hmmm... Seulement si tu me dis la vraie raison pour laquelle tu m'as invitée.

Il a esquissé un sourire surpris, puis s'est raclé la gorge.

— Je te l'ai déjà dit : Didier comptait sur moi pour...

— On sait tous les deux que ce n'est pas vrai.

Il a ri en baissant la tête. Je l'ai trouvé mignon. J'ai souri.

— Je te croyais plus audacieux que ça.

— Audacieux ? Et pourquoi il me faudrait de l'audace ?

Mon rythme cardiaque s'est soudain accéléré. Je commençais à regretter pourquoi je m'étais engagée à faire dériver la conversation sur cette pente ; mais puisqu'on y était, autant fallait-il en finir.

— Pour admettre que tu craques un peu pour moi, ai-je lâché en feignant l'assurance d'une reine de beauté.

Il a encore rigolé.

— Tu te fais de sacrés films, Kelly.

— Ah bon ? Qu'est-ce que je fais là, dans ce cas ?

Il s'est gratté la nuque. J'ignore pourquoi le sentir nerveux me mettait dans un état euphorique.

— Bon, a-t-il fait. C'est vrai que c'est moi-même qui ai demandé à Didier si tu pouvais venir. Je l'ai fait après te l'avoir proposé, d'ailleurs, car ce jour là je n'ai pas vraiment réfléchi avant de t'en parler. Je me rappelle juste que tu n'étais pas dans ton assiette et j'ai pensé que t'inviter ici t'aiderait peut-être à te changer les idées.

Okay... Ce n'est pas vraiment ce que j'imaginais — et espérais peut-être. Va savoir pourquoi...

— Donc, a-t-il poursuivi, tu m'excuseras de décevoir tes attentes, mais je n'ai toujours pas changé d'avis en ce qui te concerne. Par ailleurs, je devrais te conseiller de calmer tes ardeurs de dragueuse invétérée à mon égard quand Sarah est dans les parages, tu risques de te faire refaire le portrait. 

J'ai jeté un coup d'œil à la grande fille rayonnant dans sa robe verte moulante. Elle n'avait même pas l'air de savoir que j'existais. Pourquoi faisait-il allusion à elle ?

— Pourquoi tu dis ça ? ai-je questionné, bien que devinant la réponse que j'ai eu l'étrange impression de redouter.

— C'est ma go. Et ne te fie pas à son sourire d'ange, hein... Elle est tout sauf sympa avec les filles qui me tournent autour.

J'ai écarquillé les yeux. Je me demande quelle partie de sa phrase m'a autant bouleversée, mais cela a eu l'effet d'une décharge électrique.

— Je... Je ne te tourne pas autour !

— Bien sûr... T'aurais seulement aimé que ce soit l'inverse, n'est-ce pas ?

— Non ! ai-je riposté un peu trop fort, car quelques regards se sont tournés vers nous, notamment celui de Marine et sa copine La-go-de-Jordan.

J'ai affiché un sourire contrit.

— Okay, a tempéré Jordan. Si tu ne veux pas chanter, je n'insiste pas. Mais crois-moi que tu ne sais pas ce que tu rates.

Il a levé les mains en signe de capitulation pour appuyer sa comédie, puis s'est éloigné, l'air faussement penaud.

La suite de la soirée m'a parue tellement abstraite, que je ne me souviens pas d'avoir prêté attention à grand chose en dehors de la silhouette fuselée de Sarah, et des yeux pétillants de Jordan pendant qu'il la regardait chanter Someone like you d'Adèle devant tout le monde silencieux et admiratif.
Tour à tour, et parfois ensemble, les lycéens ont interprété une dizaine de chansons dont les paroles s'affichaient sur l'énorme téléviseur de la pièce. Si je m'étais un temps soit peu concentrée durant toutes ces prestations, j'aurais sans doute applaudi après le passage de Guy. Le garçon m'a presque fait descendre de mon nuage anxiogène, tant sa voix était belle.

Je faisais tâche. Non, parce qu'une tâche, même, on la remarque. Moi j'étais juste là, dans mon coin, à me sentir pas à ma place. Et s'il y a bien une chose pire que de s'ennuyer en restant chez soi, c'est de s'ennuyer à une partie où on a été convié. Alors j'ai bondi sur mes pieds et j'ai fait au revoir à l'attention de tout le monde. Instantanément, j'ai vu Jordan se détacher du cercle et me faire signe de l'attendre. Alors que je traversais le seuil de la porte, il a trotté jusqu'à moi et est venu passer son bras autour de mes épaules.

— À quoi tu joues ? me suis-je agacée.

— Ben, je te raccompagne.

— Je suis très bien capable de monter dans un taxi et arriver chez moi seule, comme une grande.

— Je n'en doute pas ; mais quelle image ça donnerait de moi ! Je suis un gentleman...

— Qui m'a invitée pour me laisser en plan tout le long de la soirée parce que sa copine était présente.

Silence. Ma plainte a fait comme semer un trouble muet dans la nuit calme et sans nuage. Quelques insectes, tels des confettis, voltigeaient sous les lampadaires éclairant le trottoir duquel nous approchions à petits pas.

— Je vois... a-t-il murmuré.

J'ai levé les yeux et vu qu'il souriait, les fossettes profondément ancrées dans les joues.

— Et tu vois quoi, exactement ? ai-je demandé sèchement.

— La jalousie en toi.

Le roman de Kelly Where stories live. Discover now