Le domaine de l'atrabilaire

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Le trajet à cheval jusqu'à la demeure du marquis de Belfont se révélait d'une pénibilité affligeante. À moitié avachi sur Amiral, je peinais à conserver les yeux ouverts et usais de toute mon énergie pour demeurer droit et parvenir à me concentrer sur la route. Mes pensées étaient nébuleuses et mes tempes palpitaient avec frénésie. L'alcool dominait encore mes sens malgré les deux fois où, durant la nuit, vaincu, j'avais dû me lever et quitter à la hâte ma chambre pour vider mon organisme dans les latrines.

Et quand au petit matin l'aubergiste avait frappé à ma porte pour me déposer une missive du marquis de Belfont à mon intention, je crus que j'allais m'effondrer. Surtout lorsque ce vieux merle de tenancier m'avait avoué l'avoir reçue deux jours auparavant et qu'il avait totalement oublié de me la confier. Il m'avait fallu plusieurs minutes pour lire ce court feuillet et le double pour comprendre que le sieur nous invitait chez lui à l'occasion d'un dîner fixé au vendredi 15 mai, soit aujourd'hui.

La fâcheuse affaire ! Je n'aurais certainement pas dégrisé d'ici là et il me fallait me parer de mes plus beaux atours pour l'amadouer et tenter de lui soutirer des informations inédites.

Pour couronner le tout, je n'avais pas réussi à apercevoir Charles lorsque j'étais descendu prendre mon déjeuner. Manger m'avait procuré le plus grand bien. J'avais dévoré l'intégralité d'une miche de pain bis beurré que j'avais trempé dans du lait tiède pour l'avaler plus aisément. Cependant, l'absence de mon acolyte, d'ordinaire bien plus matinal que je l'étais, m'avait inquiété et je m'étais aussitôt rendu dans sa chambre pour m'enquérir de son état.

Mais à peine avait-il ouvert la porte que ce que je redoutais était en train de se produire : le garçon était en chaleur. Il avait suffi d'une poignée de secondes pour qu'une bouffée de phéromones m'assaille. Jamais encore je n'avais humé de parfum plus pénétrant que celui-ci. Mon cœur s'était accéléré et j'avais eu l'envie pulsionnelle de me jeter sur lui et de l'étreindre, traversé par tout un foisonnement d'émotions complexes ainsi que par une alléchante volonté d'abandon auprès de ce gandin.

Le teint blême et les traits tirés, ce dernier n'avait pas attendu que je lui parle pour refermer la porte et la sceller d'un tour de clé. De l'autre côté de la paroi, je l'avais entendu haleter et respirer bruyamment. Gênés par ce fait qui ne pouvait tomber on ne peut plus mal, nous avions patienté un instant avant de nous résoudre à converser à voix basse à travers la porte close.

J'avais appris que Charles venait de se réveiller et n'avait pas encore eu l'opportunité de prendre sa médication ni, dans son état, n'avait songé à la prendre la veille avant d'aller dormir. Mis au fait de la situation, nous avions convenu un départ à onze heures, nous laissant encore une heure pour nous préparer et tenter de regagner un soupçon de maîtrise.

À présent, mon acolyte marchait à mes côtés, le regard fixe et droit. Il s'était vêtu d'une élégante veste gris clair dont les extrémités étaient brodées de fils ambrés ainsi que d'un pantalon crème qu'il avait rentré sous une paire de bottes lustrées. Un nœud de soie outremer nouait ses cheveux soigneusement peignés que les rayons de l'astre solaire faisaient paraître dorés.

J'aurais bien souhaité m'attarder sur le joli portrait que monsieur m'offrait. Malheureusement, ni lui ni moi n'osâmes nous regarder en face. J'avais miraculeusement conservé dans ma mémoire l'intégralité de la conversation de la veille, y compris ma proposition de l'inviter à venir jouir d'un petit moment de complicité en ma compagnie. Diantre que n'avais-je pas dit ! L'alcool me rendait pitoyable. C'était une chance que Lebrun ne soit plus là dorénavant pour nous forcer à boire.

Parti à l'aube, notre camarade ne devait pas être des plus frais lorsqu'il avait repris place en son fiacre dont les roues cassées avaient été réparées lors du séjour prolongé. La lettre qu'il nous avait écrite puis laissée à l'entrée en témoignait. L'écriture était fébrile, les phrases alambiquées et des fautes nichaient à chaque paragraphe. Libérés de ce pousse au vice, nous allions pouvoir freiner notre consommation et faire preuve d'un peu plus de sérieux. Si tant est que les maudites chaleurs de monsieur Beauharnais ne viennent nous troubler à leur tour.

Entre Chien et LoupWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu