Chapitre 1

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Il était le beau gosse ultime, friqué et populaire, le genre à faire briller les yeux de toutes les filles — sauf moi.
Moi ?
Moi j'étais juste une fille qui n'avait aucune chance qu'il la remarque, et ce n'était pas pour me déplaire : je dédaignais son espèce autant qu'il ignorait la mienne.

Mais un défi a tout changé.

Tout était parti de rien. Enfin, c'est comme ça que moi je voyais les choses. Je n'avais pas mesuré l'ampleur de la question en répondant un « oui » sec à madame Bafandi, ma prof de français, lorsqu'elle m'a demandé si je voulais faire son travail à sa place. En Terminale E1 j'étais sa meilleure élève, mais quelques fois nos idées divergeaient et là, c'était l'affrontement.

— Vous ne mourrez pas pour votre pays, vous ?

— Non madame, je répétais sans ciller, pas le moins du monde intimidée par son air menaçant.

Madame Bafandi essayait de me convaincre que comme Duala Manga Bell dans Ngum'a Jemea, chaque citoyen devrait être capable de se sacrifier pour sa patrie et moi je lui répondais :

— C'est pour ça que les mots citoyen et patriote n'ont pas la même signification. Je suis forcément le premier, mais certainement pas le second.

Si elle n'avait pas eu la peau de la couleur de l'acajou, la dame aurait sûrement rougi de colère, poussée à bout par les rires de mes camarades qui pouvaient toujours compter sur moi pour l'entraîner dans des débats farfelus, de quoi écouler le plus de temps possible sans rien noter. De fil en aiguille, la discussion l'avait énervée au plus haut point et poussée à me poser la question fatidique :

— Vous voulez peut-être me remplacer en tant que professeur de français, mademoiselle Samba ?

Aucune réponse.

— Dites-moi, a-t-elle insisté, vous aimeriez faire mon travail ?

— Oui, j'ai lancé dans un élan de défi.

De la fumée a semblé s'échapper des narines et des oreilles de madame Bafandi, étonnant qu'elle n'ait pas craché du feu juste après en m'ordonnant :

— Très bien. Je vous attends à la fin des cours dans la salle des profs, nous en discuterons.

Trois heures plus tard, je me retrouvais à attendre ma sentence seule face à l'enseignante toujours pleine de rage contre moi et ses collègues prêtant une oreille démesurément attentive à notre conversation.

— Alors... je donne des cours de répétition à trois élèves de Terminale A2. Parmi eux il y en a un qui est particulièrement... comment dire...

— Stupide ? ai-je suggéré.

La dame m'a réprimandée du regard comme si je venais de dire une grossièreté grave.

— Disons qu'il est très difficile, a-t-elle repris. Je vous le confie. Vous avez trois semaines pour l'aider à relever sa note de littérature.

Elle a, d'un geste machinal, relevé les lunettes sur son long nez droit puis s'est mise à feuilleter une pile de documents sur son bureau comme si nous avions terminé.

— C'est non, ai-je lâché avec conviction.

— Oh, mais il ne s'agit pas là d'une négociation, mademoiselle Samba.

— C'est de l'exploitation. Je refuse.

Elle a posé ses deux mains plates sur la table en arborant un air plus sérieux et m'a fixée :

— Écoutez très bien, si Efua Jordan ne parvient pas à avoir au moins 12 à son prochain contrôle de littérature, votre note à vous sera divisée par deux. Ça vous apprendra à savoir quand et avec qui monter sur vos grands chevaux.

Mon cerveau a rapidement fait un récapitulatif de la situation en soulignant au rouge le nom de l'élève qu'elle venait de prononcer.

— Efua Jordan ? ai-je tonné révoltée. Le Tout-dans-les-muscles-et-rien-dans-la-tête de service ? Non merci !

— Alors attendez-vous à avoir pour la première fois de votre vie sans doute, une sous moyenne en littérature. Le débat est clos.

Ouais, elle m'a bien eue sur ce coup-là.

— C'est vraiment n'importe quoi, ai-je râlé en empoignant mon sac à dos avant de me diriger vers la sortie.

Quelques minutes plus tard, j'étais prostrée devant le lycée à héler désespérément un taxi pour l'Avenue Germaine, sous le soleil brûlant et la chaleur accablante du mois de novembre. Une odeur nauséabonde parvenait comme un gaz toxique à mes narines et me coupait l'envie de respirer. Elle provenait de la tonne d'ordures amoncelées quelques mètres plus loin sur le trottoir, au-dessus de laquelle se réjouissait un arsenal d'énormes mouches noires.

Ce soir encore, je semblais être invisible pour les hommes aux volants des petites voitures jaunes. Faute de monnaie, ou très souvent parce que ma destination demandait à passer par les embouteillages cauchemardesques de la poste centrale. Alors ce soir encore, je me retrouvais à arpenter la rue en direction du carrefour le plus proche, à peine gênée par l'air interloqué que prenaient les autres passants en me voyant chanter à tue-tête accompagnée de mon ordinaire solitude.

J'arrive finalement à la maison. Ma mère est là — où ailleurs pourrait-elle être ? —, son mari encore au boulot. Je me douche, mange puis file me coucher pour ne pas avoir à raconter ma journée comme il faut souvent le faire si je m'attarde trop dans les pièces communes. Puisqu'on n'a pas grand chose à se dire, ma mère a tendance à demander « comment ça s'est passé aujourd'hui ? » et inutile de préciser que cela ne m'enchante pas.

Sur Snapchat, je discute avec Erwann, Yacine et Michael. J'aime parler aux garçons, faire tourner leur tête de mes mots. Qu'ils me trouvent captivante, troublante, fascinante... Se laissent berner par ces phrases marquantes que je tire de romans ou de ma propre pensée, à l'endroit-même où fusent mes rêves de conquête de l'esprit mâle. Et jamais je ne réponds « oui » ou « non » à leurs avances. Je me ravis de les laisser languir, espérer une suite favorable quand bien même je sais qu'il n'y aura pas de suite. Certains sont sûrs d'eux, croient que je suis juste du genre à faire la difficile mais qu'au final, je suis conquise. Puis les semaines passent, les mois, et ils s'étonnent de ne toujours pas m'avoir chevauchée.

Je re songe à la proposition de madame Bafandi — qui n'en est pas vraiment une puisqu'elle ne me laisse pas le choix. Je souffle bruyamment, partagée entre le dépit et la résignation. Elle doit certainement être fière d'elle en pensant m'avoir donné une bonne leçon, persuadée que je n'arriverai pas à remonter le niveau de Jordan.

Elle a tort de me sous-estimer.

Le roman de Kelly Where stories live. Discover now