4 - L'autre

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 Autre personnage


   L'entrechoquement d'une planche de bois qui rebondit sur une structure en fer. Le pont ; la frontière des Andes. Adieu l'estuaire. La gorge asséchée et aucun habit sur la peau. Un sol mou, une résistance en-dessous, des corps pour support. Entre les éblouissements, une flopée de scorpions sur un mont, du sable dans les airs et...

*

le souffle aride et caverneux du vent. Une écume de sifflements. Il fait chaud, si chaud. Je sue. Ça m'évoque les réveils au bord de mer. Un cri strident brise le calme, d'immenses battements d'ailes, loin des goélands. Ça me revient. J'ouvre les yeux : les cristaux blancs. Ces cavités de falaises.

Ce n'est pas la plage !

Ébloui par les éclats, jusqu'à la meilleure paroi. Comme répété cent fois dans mes rêves d'aventure, je m'adosse, les paumes contre les cristaux immaculés. Face au ciel, la lumière m'aveugle. Mais je les vois. D'immenses dragons tournoient sur la toile d'azur. Ils en descendent. L'un d'eux jette son cou en arrière. Il crache un cri à gorge déployé. Ma mère reste figée. Qu'importe la nudité, "Mets-toi contre la paroi...", dis-je, en longeant la mienne, "...et cache toi dans le meilleur recoin."

Je m'enfouis derrière un pilier lactescent, réunion d'une stalagmite et d'une stalactite ; ma mère a moins de choix, les parois qui l'entourent peuvent obstruer un large dragon. Je jauge ceux qui tournoient dans le ciel.

"Je suis désolée", supplie-t-elle.

Je ne dis rien.

"Je suis désolée."

"De quoi ?"

Nul besoin de répondre.

"C'est à cause de ta magie ? Ou de mon père ?"

"Non, aucun. Pas vraiment."

"Pas vraiment, ça veut dire quoi ?"

La vie de cette personne valait-elle plus que la mienne ?

"Je suis désolée."

"T'as pas à t'en vouloir..."

Je me regarde les pieds.

"T'es si jeune."

"Tu ne pouvais pas savoir qu'on finirait ici."

Je relève les yeux vers elle.

"Je suis désolée..."

Les siens cloués aux pieds. Le son étouffé d'une marée de feu. Un cri agonisant descend. Les dragons ne crachent que quand ils ne nous ont pas vivants. Aucun recoin ne protège de leurs flammes. Ma mère pétrifiée reste perdue dans ses sentiments. Que puis-je dire avant qu'il ne soit trop tard ? Qu'y-a-t-il à dire ? J'essaye d'ignorer les dragons dans le ciel, de trouver un lien et de l'entretenir jusqu'à la fin, de profiter de ce qui reste.

"Sa magie, à la personne que t'as aidée, tu peux me l'apprendre ?"

C'est un sort interdit... une fusion, en... entre deux êtres vivants..."

Elle m'explique le rituel et se concentre moins sur les dragons, plus sur moi. J'aurais dû lui parler davantage de magie, si ça lui plaisait tant. Elle me raconte tout. Qu'on y échange les reins des deux êtres qui devront fusionner et que les résultats sont déséquilibrés.

"...C'est notamment à ça que servent ces cristaux."

Ces cristaux blancs, presque opalescents. Ils servent à quelque chose ? Ils ont une valeur ?

Deux dragons posent leurs griffes sur le rebord de la cavité céleste, chatoyante. L'un, doré, se tourne vers ma mère et y pénètre. Elle s'écrase contre les cristaux. La gueule bestiale grogne, mouvant ses milliers d'écailles aux couleurs vibrantes. Je n'aime pas ses éclats. Peut-être, si ma mère ne bouge pas, le monstre s'en désintéressera. Il la jauge et grogne. Ses narines frémissent, révélant ses crocs. Inimaginable. Il va cracher du feu. Ma mère m'offre un regard. Elle crispe son poing. Les yeux de la bête se referment sur elle ; je ferme les miens. Le cri. Il résonne dans le noir. Tous mes sens tremblent sous le crissement de mon ouïe.

On n'était pas obligé d'être dans la même caverne.

Un craquement sec, une écume de brisures et les gargouillements giclent contre les façades. Les grincements avancent et reculent encore, dans la scie de ses dents. Les déchirements de la chair, de droite à gauche. Un envolement en arrière. L'engloutissement. Un raclement de gorge relâche une haleine pestifère. Nauséabonde et amère. Un tintement de griffes contre le cristal et un épais battement d'ailes, deux, et c'en est fini.

J'ouvre les yeux dessillés sur les cristaux maculés. Ils en sont brûlés. Je détourne le regard. Comment sortir d'ici ? La vue ruinée par les dragons rassasiés qui planent à l'horizon, comme autant de fantômes volants. Les vautours et aigles viennent roder dans ces miasmes, œuvres des faucheurs célestes. Je baisse le regard, tourné vers l'intérieur. Maman.

J'ai envie de rire. Partout, le désert. Rire, à mes dépens. Un immense damier où les gens fuient vers leur mort. Impossible de revenir en arrière. Les guetteurs surveillent les dragons et parient sur leur nourriture. Autant tenter le désert. Je crois...

Le sol est à une dizaine de mètres, moins pour le haut de la dune. Si je tombe dans le sens de sa courbe, le choc sera-t-il moins violent ? Je m'assois sur les coulées cristallisées, face à l'horizon. Le soleil couchant m'absorbe et m'enveloppe dans ses infinis reflets. Inoubliable. Les cliquètements des becs derrière et la dune devant : une vague de sable. J'arrache un pique de cristal et vide mon esprit. Dans l'océan ensablé, je me précipite. Les yeux fixés sur l'angle de la courbe, tout l'esprit s'affute. Le sol me fonce dessus. Mes pieds s'enfoncent, mes fesses s'écrasent, mes bras aussi. Fléchis, ils amortissent le choc. Les jambes et le dos claquent, comme châtiés par toutes les tongs de commerçants. Rien de brisé. Enfin...

Enseveli par cette marée de sable, je me souviens des pêcheurs rangeant leurs filets sur ma plage natale ; je lance un dernier regard nostalgique aux vies humaines brillant dans l'océan nocturne, et avoue que c'est moi qui suis désolé.

L'enfant de la JungleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant