Chapitre 11 | Jusqu'ici, tout va bien

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Monsieur Gerbaulet avait tort. Le lendemain, l'inauguration officielle a rameuté un monde terrible. Tout le resto était plein à craquer, du sol au plafond, et ça dégueulait dehors. On a dû voir passer trois cent ou quatre cent personnes. Il faut dire qu'à un euro la coupe de champagne, entre mes connaissances, celles de Seb et Franck, le bouche à oreille avait bien fonctionné. Dans une ambiance de folie, on a passé cent bouteilles de champagne, deux futs de bière et je ne sais pas combien de litres de vodka et de pinard. Le buffet de Franck a été vandalisé et l'inauguration montrait le resto tel que je le voulais : beau, bon, abordable et rock'n'roll.

De ce moment, les clients ont commencé à affluer. Le midi, c'était cantine de bureau, mais de qualité, et le soir, Franck se lâchait et proposait de la super bouffe. Originale. Oublié le sempiternel magret, la pièce du boucher anonyme ou le confit surgelé. Ici, on mangeait des brochettes de lotte rôtie, du burger de foie gras, des os à moelle, de la glace à l'ail. Que des créations maison pour un prix abordable. Comme nous étions trois pochtrons, nous arrosions le tout de rasades de vodka caramel de manière régulière. J'avais même une grande bouteille de cinq litres : une pression sur la tête et zou, un petit shot de vodka caramel.

Ambiance zen le midi et rock'n'roll le soir, le « Trocard » était le resto dont j'avais rêvé. On a rapidement tourné à trente couverts le midi et une vingtaine le soir. Bien au-delà de nos prévisions. Et on faisait beaucoup plus de bar que prévu. Il n'y avait pourtant pas trop la place de boire au comptoir, mais toute une bande s'était créée sans que je sache trop comment d'ailleurs : La Cloche, grande gueule qui travaillait dans des grosses boites et qui faisait un métier que personne ne comprenait, Pierrade, un mec triste qui souriait tout le temps, Tequiman, rapport à sa consommation de tequila incroyable, ouvrier du livre qui passait beaucoup de temps à lire dans le fond de son verre et Roberto, qui avait une boite de rénovation. Il valait mieux éviter de le faire travailler quand il sortait de chez moi. Plus tout un tas d'autres personnes, moins assidues, mais ça faisait du monde, beaucoup de monde au bar. Ils mangeaient aussi, mais plutôt vers vingt-trois heures que vers vingt heures. Ils me faisaient des bonnes soirées vu le nombre de tournées qu'ils se mettaient. La piste de 421 chauffait sans arrêt et ils passaient souvent à table après dix à quinze verres chacun.

J'aimais bien cette ambiance ; non, j'adorais cette ambiance. J'en rêvais en créant le bar mais ça me paraissait à peine possible, pensable. Et pourtant au bout de six mois, on y était. Seul bémol mais de taille : je picolais de plus en plus. Seb et Franck s'y étaient mis également avec chacun son vice supplémentaire: le chichon pour Seb et la coke pour Franck. La première fois que Franck était venu me chercher en me glissant un petit sachet dans la main et ajoutant « Tiens, vas-donc aux chiottes », ça m'avait fait bizarre. Je ne peux pas dire que je n'y avais jamais touché. Mais modérément. Et toujours en privé, jamais dans un lieu public. Surtout pas le mien.

Mais là, la fête, l'euphorie, un vendredi où on avait cartonné, j'ai pensé "pourquoi pas" ? Toute la clique habituelle était encore au bar, on se marrait bien. Je suis allé me faire deux lignes aux chiottes et en revenant, je n'avais plus du tout envie que ça se finisse. Il était pourtant près de deux heures et si les flics passaient, je pouvais me prendre une amende, voire une fermeture administrative. Alors j'ai eu une idée et j'ai gueulé :

- Tout le monde dans la salle du bas.

Les poivrots ont suivi bien sûr, les poivrottes aussi, et nous avons inauguré une des nombreuses nocturnes du Trocard en sous-sol. Ce soir-là, enfin ce matin-là, on a baissé le rideau à sept heures. On n'avait pas de service le samedi midi, mais il fallait préparer le service du samedi soir, généralement le plus compliqué. Ça promettait un lendemain pénible mais quelle superbe soirée !

Une tarte dans la gueuleWhere stories live. Discover now