Chapitre II (3/3)

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Le Médiateur, donc, pose ses deux mains sur le pupitre, et essaye de reprendre contenance. Qu'il fait chaud, sous ce masque de porcelaine ! Il arrive toutefois à se ressaisir rapidement, et ouvre le manuscrit reposant sur le pupitre ; il tourne les lourdes pages – comptes-rendus et ordres du jour des Assemblées précédentes – pour arriver à une page vierge, où tout est encore à inscrire.

Il soupire devant la tâche à accomplir. Tend la main pour se saisir de la plume dans l'encrier ; et s'applique pendant un temps à inscrire les noms des membres présents dans le plus grand des silences. Les Ordres attendent, bien plus disciplinés qu'il y a quelques instants, et les murmures viennent des tribunes supérieures, où s'entassent des gens du peuple, citoyens et citoyennes ne faisant partie d'aucune organisation, venus simplement assister à l'Assemblée. Un héritage de la Révolte, qui prônait une politique ouverte à toutes et tous. Le Médiateur lève un œil derrière son masque, et, sa besogne terminée, repose sa plume dans un bruit mat sur le pupitre sombre.

-Bien. Honorables membres des Ordres, vous connaissez les usages, respectez le tour de parole. Je laisse à présent la tribune libre jusqu'au moment du vote.

Le Médiateur se met alors en retrait, prenant le rôle de l'ombre, de celui qui distribue la parole. Ainsi, Irène Brülevive se lève la première, des flammèches parcourant toujours sa longue chevelure noire. Sa cape est d'un rouge flamboyant, jurant fortement avec le bleu nuit normalement traditionnel des guildes.

-Nous avons été témoins ce matin d'un évènement de la plus haute importance : un autre monde existerait au-delà de nos frontières !

Mais, alors qu'elle s'apprête à poursuivre son discours, une voix jaillit des rangs des Corporations: 

-Où sont les cartographes, quand on a besoin d'eux ?!

Un silence, tous se regardent. Certains dévisagent le malheureux qui a osé soulever la question. D'autres prennent soudain grand intérêt à observer le dôme de verre ou leurs pieds. L'embarras s'abat sur la salle, tel un couperet. Finalement, Sevestre le Borgne se redresse en se raclant la gorge, et au grand bonheur de tous les peureux, prend la charge sur son dos :

-Je vous rappelle que les cartographes, si braves soient-ils, n'ont plus leur place dans cette Assemblée.

Des rumeurs font frémir l'assemblée. Soudain, on évoque à demi-mots ce qu'il est advenu. Les commérages vont bon train. Parmi les murmures, un boulanger d'Obrison et un typographe de Bélême s'entretiennent :

-M'enfin, c'est absurde ! Tu l'savais, toi ? s'insurge le boulanger en se tournant vers son camarade.

L'autre, les bras croisés, hoche la tête, la mine fermée. Il se penche vers son voisin pour lui raconter ce qu'il sait.  Après la Révolte des Paysans, la guilde des cartographes est restée fidèle à elle-même. Rejetant les jeux de pouvoir et d'influence, les cartographes ont continué leurs activités – à remettre en question le pouvoir et la propriété des terres, à tenir les Ordres responsables de leurs décisions et de leurs engagements. Bien sûr, ces derniers ont alors jugé que la guilde entravait le bon fonctionnement de l'Alliance, et l'ont exclu de l'Assemblée. 

-Personne ne sait ce qu'il est advenu ensuite. Parfois, un cartographe apparaît, rempli une mission de terrain de seconde zone, se bagarre dans une taverne, dérobe le patron d'une corporation.. personne ne sait quand et où ils vont apparaître, ils prennent toujours le monde par surprise. Mais ils continuent d'arpenter le monde, c'est certain. C'est une guilde marginale, éparpillée sur tout le territoire, avec sa seule réputation pour consolation.

-Une guilde de voleurs, voilà bien tout ce qu'ils sont ! s'écrie alors Vadir Tuemouches, sous l'approbation de quelques chefs de corporations influents.

Soleil noir, ou le voyage des cartographesWhere stories live. Discover now