Chapitre II (2/3)

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L'ASSEMBLÉE DES ORDRES,
ou COMMENT UN IVROGNE ÉBRANLA UNE DÉMOCRATIE


-Mahault ! Mahault !

Penchée sur une bouture de mandragore, elle relève la tête de son ouvrage pour se tourner vers la petite silhouette toute essoufflée qui apparaît dans l'encadrement de la porte.

-Un instant, j'ai presque terminé.

-Dépêche-toi, y'a un type qu'est mort ! Et deux chevaliers qui te demandent en bas !

Elle ripe sur son ouvrage et le ciseau tombe à terre dans un tintement. Sa main tremble. Dos à la petite fille, Lia, la fille de la propriétaire qui l'héberge, elle lève les yeux vers la fenêtre.

Puis, sans un regard pour Lia, elle se lève et disparaît dans un recoin, entre un paravent et une poutre, au fond de sa chambre mansardée. Face à un petit miroir terreux, elle retient difficilement le tremblement qui parcourt ses bras en sanglant sa ceinture de cuir autour de son tablier. Fébrile, elle glisse deux fines lames dans un interstice entre le cuir et les plis du tissu, ajuste sa tresse. Puis elle lève les yeux vers son reflet, tente de sourire, n'y parvient pas, un spasme nerveux parcourt son visage, elle soupire longuement. Enfin, elle émerge de derrière le paravent, Lia, qui s'était assise sur un tabouret pour contempler les plantes grimpantes, saute sur ses deux pieds, impatiente. Mahault esquisse un sourire, puis souffle les bougies. Elle suit Lia qui dévale les escaliers en babillant tout ce qu'elle a entendu dans la rue et à l'auberge voisine où sa mère travaille :

-L'monsieur il est vraiment pas beau à voir, y'a du sang partout partout, maman voulait pas que j'aille voir, mais j'suis quand même allée, même Cloud a pu voir alors qu'il a que cinq ans ! Y'a même une mémé qui s'est évanouie, mais j'ai pas peur moi ! Du coup j'me suis échappée avec Aliz par la porte de derrière. Puis tu sais, y'avait la Garde aussi, ils avaient leurs épées, et même qu'il y avait Alaric Denfert ! Il est passé juste à côté de nous et Aliz est devenue toute rouge ! J'ai entendu les mémés dire qu'il cherchait la chimère, et que c'était la chimère qui tuait les gens comme ça. Maman dit qu'elle frappe la nuit, puis surtout les petits enfants dodus, mais moi j'y crois pas, puis de toute façon je suis pas dodue, alors la chimère elle devrait plutôt aller voir ailleurs, et... et...

Lorsqu'elles arrivent au rez-de-chaussée, la petite s'arrête net dans son élan, et, intimidée, s'agrippe au tablier de Mahault. Timidement, elle pointe de son doigt l'un des chevaliers avec admiration.

La petite boutique d'apothicaire croule sous les rayonnages de bois, et trois immenses silhouettes l'arpentent : deux sont en armure d'argent, où sont gravés, sur le plastron, les deux lions de Sérègue. Leurs articulations cliquètent à chacun de leur mouvement, et leurs épées immenses se dérobent parfois à la vue, sous leurs longues capes bordeaux. L'un a gardé son casque, l'autre non, et le tient sous son bras. Le troisième individu, plus petit, à la coupe au bol et la robe de bure, une épée en bois à la ceinture, se tient gauchement près de la porte, et triture la bandoulière d'une large pochette de cuir.

Mahault se racle la gorge, et attire l'attention des deux types en armure qui inspectent suspicieusement des sachets de thé. Celui au casque relève la tête en premier. Il s'approche de la jeune femme – il fait au moins le double de sa taille, se penche au-dessus d'elle, et sous son heaume, a un sourire mauvais :

-C'est toi l'herboriste ?

Elle plante son regard dans le sien, et hoche la tête, mâchoire serrée. Le sourire de l'autre s'étend encore plus :

-Tu serais pas la chimère par hasard ? Paraît qu'elle aime prendre apparence humaine et trancher la gorge des pauvres hommes qu'osent la regarder...

Il avise les couteaux d'un air dédaigneux. Elle ne dit rien, et ses yeux ne dévient pas. Le second chevalier s'avance alors, et pose sa main gantée sur l'épaule de son camarade. Contrairement à son acolyte plutôt agressif, il a l'air un peu plus avenant :

-Un homme a été retrouvé mort ce matin, près d'ici. Berthe, si tu veux bien...

Il fait signe au jeune page se cachant derrière lui. Celui-ci sort de sa besace une petite pile de dessins au charbon. Des croquis de la scène et du cadavre. Très réalistes. Elle s'en saisit, et les étudie à la hâte.

-Où étiez-vous hier soir ? lui demande le chevalier

-Ici. Comment est-il mort ? demande-t-elle, en poursuivant son étude du corps.

-On l'a retrouvé empalé sur une hallebarde.

L'autre s'esclaffe :

-Ouais c'était vraiment moche. Tout déchiré de la gorge au nombril, il s'est bien vidé de son sang toute la nuit, ça avait dégouliné sur tous les murs. Une vraie cascade.

Elle avise la plaie béante sur les dessins de l'autopsie. Quelque chose cloche.

-Quelles ont été vos déductions, sur place ? enchaîne-t-elle.

-Eh bien, commence le chevalier, dérouté. L'attaque d'un monstre est l'hypothèse vers laquelle tend l'enquête...

-Mais il pourrait y avoir de la magie là-derrière, l'interrompt-elle. Un monstre ne se serait pas volatilisé sans laisser de traces.

Elle lui tend l'un des croquis de l'autopsie, aussi parcouru d'annotations et de remarques scientifiques :

-Regardez, l'homme ne semble pas avoir d'autres blessures. Pas de traces de lutte, rien qui pourrait suggérer l'attaque d'un prédateur sur sa proie. Quelqu'un aurait pu user d'un pouvoir de projection... très dangereux. Mais qui ne laisse pas de trac-

Le chevalier casqué lui arrache les parchemins des mains, et les fourre dans celles d'un page complètement perdu. L'air encore plus mauvais, il grogne :

-Reste à ta place, toi. C'est nous qui posons les questions, aux dernières nouvelles, tu fais plus partie de la guilde des traceurs, l'Hirondelle.

Le dernier mot a été articulé avec un soin venimeux. Un instant de latence suit, lui laissant l'espace de s'emporter un peu plus :

-C'est cette foutue chimère, bordel, Alaric, la magie, c'est fini depuis des lustres, y'a qu'les mages qui peuvent l'utiliser, et encore, ceux qu'ont un don ! On va pas s'faire embobiner par c'te sorcière vicieuse qu'a été foutue à la porte !

Son acolyte, le prénommé Alaric, le regarde, la mine fermée. Cela fait son effet, car le chevalier se retourne vivement vers lui :

-Quoi ?

-Taillefer, dehors.

La mine renfrognée, le concerné grogne, mais ne bronche pas plus, s'avance vers la sortie, et au passage crache aux pieds de l'herboriste :

-Les renégats la seule chose qu'ils méritent c'est le bûcher. T'es trop tendre, l'Enfer.

Soleil noir, ou le voyage des cartographesTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang