Interlude

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Le poivrot erre dans la rue en titubant. Il s'égosille sur un chant paillard jusqu'à n'en plus pouvoir. Parfois, il s'arrête pour régurgiter quelque soupe de pois ou morceaux de saucisses mal digérés par l'abus d'alcool, d'autres, il s'adosse pour reprendre son souffle, lorsque sa tête tourbillonne de trop. Pour le moment, tout va bien, il zigzague allègrement sur les pavés d'une rue mal éclairée du faubourg. Les auberges sont fermées, il est dans cette heure malheureuse de la nuit où plus rien n'est ouvert, et aucun toit n'est en mesure de l'héberger pour le reste de la nuit. C'est le moment des âmes errantes et des sombres desseins, l'heure la plus sombre de la nuit. Mais lui, cela ne le dérange pas, il vit ça à peu près toutes les nuits, depuis que sa bonne femme l'a mis à la porte. A cause de la boisson, eh oui, que voulez-vous. Elle n'en pouvait plus de ce pochetron.

Le voilà donc à fredonner d'une voix désagréablement fausse sous les fenêtres des honnêtes gens, scander des paroles peu recommandables, jusqu'à ce qu'il se lasse de cette chanson nasillarde et qu'une autre ne se fasse une place dans son esprit décidément très vif.

La Chanson du Dragon, ou celle qui chante les louanges d'Alaric Denfert et d'Evrard Cœur d'Acier, les plus grands chevaliers de la Garde. Alors, avec un regain d'ardeur – les paroles inspirant le courage et la témérité – il marche d'un pas encore plus guilleret et déterminé à travers la ville.

Au loin, à la périphérie de son regard, deux silhouettes noires avancent en murmurant.

-Qu'est-ce qu'ils ont dans cette ville à tous chanter comme des dératés ? Qu'ils laissent donc ce travail aux ménestrels !

-Enfin, les séréguiens sont des troubadours dans l'âme, tu devrais le savoir, à force.

-Qu'est-ce que je hais...

-Les séréguiens, je sais, Anaclet.

Il pousse un soupir exaspéré, et serre ses poings osseux, qui, à la lueur du feu, se découpent par leur blancheur éclatante.

-Bon, celui-ci, il m'exaspère.

Il lève alors sa main en l'air, d'un geste vif et sûr. Le poivrot n'a rien vu venir, et, sans se débattre, il se retrouve soulevé à plusieurs mètres de la terre. Sans lui laisser le temps de réaliser quoi que ce soit, il déplace brusquement sa main, et l'homme se retrouve embroché à une hallebarde accrochée au-dessus d'une enseigne. Même pas le temps de pousser un dernier râle, que toute vie l'a déjà quitté.

-Tu n'aurais pas dû faire ça.

L'autre grommelle. Ils se remettent en marche d'un pas nerveux.

-Surtout à la veille de l'Assemblée...

-Je sais, pas la peine de me le répéter ! tempête Anaclet.

Une série de cliquetis métallique, au coin de la rue, quatre chevaliers en armure qui patrouillent. Fédryc plaque sa main contre la bouche de son compagnon, et le tire dans un renfoncement obscur, happés par l'ombre, ils retiennent leur souffle, anxieux. La patrouille passe devant eux sans les remarquer, quelques secondes plus tard, ils ressortent en rasant les murs.

-Et tout ça alors que...

Anaclet coupe les jérémiades de son compagnon d'un geste sec de la main.

-Au lieu de te morfondre, regarde, on y est.

Au-dessus d'eux se dresse un immense dôme de verre, où se reflète le croissant d'une lune distordue.

Soleil noir, ou le voyage des cartographesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant