Chapitre II (3/3)

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L'ASSEMBLÉE DES ORDRES,
ou COMMENT UN IVROGNE ÉBRANLA UNE DÉMOCRATIE


Ce que l'on découvre sur l'immense porte de l'Assemblée, au matin même de l'ouverture de la séance, c'est une carte, placardée avec d'immenses clous tordus. La foule est stupéfaite, des badauds se lancent dans de grandes tirades scandalisées, et tout le monde parle de l'ivrogne, mort empalé dans une rue du faubourg nord. Ce qu'il y a sur cette carte est un mystère : elle n'a rien à voir avec toutes les représentations du monde réalisées jusqu'à présent.

L'Alliance et le détroit y figurent en tout petit, les terres voisines d'Obrison tout autant, et Ducbourg encore plus loin... Mais il y a d'autres terres. D'autres mers. D'autres montagnes. Un monde entier, dont personne n'avait jamais eu idée.

Mais, peut-on se demander, d'où peut venir une telle idée ?

Certains sont complètement remontés ; cela n'a pas lieu d'être, le monde ne peut pas être aussi étendu. Et, quoi, d'ailleurs, comment ils ont pu réaliser quelque chose comme ça ? C'est de l'imagination, c'est tout. Oui, mais quand même, pourquoi aller inventer un truc pareil ?

Oui, pourquoi ?

Il faut dire que des questions se posent. A l'extérieur, comme à l'intérieur de l'Assemblée. Dans la grande salle ronde au dôme de verre, le désordre est à son paroxysme. Personne ne s'écoute parler, et le pauvre Médiateur a bien du mal à calmer les Ordres déchaînés.

Sevestre le Borgne, capitaine de la Garde, tonne de sa voix de leader, vocifère sur un jeune page, qui n'a sans doute rien demandé et semble vouloir prendre ses jambes à son cou. Le chef des Corporations et maître des colporteurs, le sieur Tuemouches, est quant à lui, très remonté, réalisant tout un tas de grands gestes indéchiffrables et parlant à une vitesse effroyable, prenant à partie les représentants des corporations mandatés pour l'occasion ; dans le lot, il y a un charpentier, un boulanger, et deux métallurgistes... aucun d'eux ne paraît réellement comprendre l'ampleur de la situation, visiblement perdus devant tant d'engouement pour un simple bout de parchemin. Les mages, quant à eux, rayonnent, et débattent entre eux, sur le ton du conciliabule comme ils savent si bien le faire, et rêvent déjà de leur magie retrouvée, de leur prestige restauré... enfin, la grande Irène Brülevive, de la consœurie des Faiseurs de feu et représentante élue des Guildes, se lève, et rugit :

-Cela suffit !

De son poing serré jaillissent des étincelles, ses cheveux noirs sont parcourus de flammèches, et tout ce petit monde se tait soudain, la fixant avec des moues apeurées. Une telle démonstration de magie à l'état brut est immensément rare, et peut suffire à faire frémir n'importe quel péquin. Le Médiateur, lui aussi bouche-bée, parvient à surmonter sa peur et tente de rassoir son autorité dans un gargouillis étranglé :

-V... veuillez reprendre place, nous allons reprendre la séance.

Le bruissement des capes de soie empli le dôme, et les Ordres prennent place dans la vaste salle circulaire. Sur l'aile droite, les capes vertes des Corporations. Les capes bleu foncé des Guildes occupent le côté gauche, tandis que le bordeaux de la Garde se retrouve coincé au milieu. Au centre, se dresse le Médiateur, debout derrière son pupitre, vêtu d'une longue robe noire, un masque blanc sur le visage. Le Médiateur est anonyme, choisi parmi les citoyens, il abandonne son nom le temps de son mandat d'un an. Il a pour rôle d'organiser l'Assemblée, de distribuer la parole, et de rappeler les Ordres à leurs engagements. Une tâche titanesque, qu'une seule petite personne doit porter face aux fortes têtes de l'Assemblée. Pas évident tous les jours, c'est certain.

Soleil noir, ou le voyage des cartographesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant