Chapitre II (1/3)

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L'ASSEMBLÉE DES ORDRES,
ou COMMENT UN IVROGNE ÉBRANLA UNE DÉMOCRATIE


Le lendemain matin à l'aube, un hurlement. L'Anommé émerge en sursaut, et se dépêtre dans ses couvertures. Après un geste trop brusque, il finit par tomber de son lit. Le parquet grince sous son poids et étouffe un grognement de douleur. Quel réveil.

Il se remet difficilement debout. Attrape le baquet d'eau tiède de la veille posé à côté de son lit. L'Anommé se passe un peu d'eau sur le visage, croise son regard dans l'éclat de verre pendant au mur : les deux cicatrices qui tombent de ses yeux, sa bouche morcelée et son nez de travers. Un visage qui ne lui appartient plus.

Sur la chaise, il récupère son masque d'acier, qui ne lui laisse qu'un interstice pour la vision et un autre pour respirer, noue les lanières derrière sa nuque rasée de près, enfile le reste de sa maigre armure – un plastron, une cote de maille qui s'étiole, et sa large cape de voyage. Il laisse deux pièces de cuivre sur la tête de lit, et ajuste son maigre paquetage sur ses épaules.

La veille, ses compagnons de route, aussi ses employeurs, lui ont laissé une somme rondelette de pièces de cuivre pour ses loyaux services (de quoi payer une pension complète à l'auberge). Autant dire, pour pas grand-chose – aucun monstre à l'horizon, pas même un brigand pour pointer le bout de son nez. Le poète, quant à lui, l'a laissé en plan pour aller régler une sombre affaire dans une ginguette obscure.

Capuchon vissé sur la tête, ses deux épées battant contre ses flancs, le voilà dehors, à arpenter les rues escarpées des faubourgs de Sérègue. La ville de toute sa vie. Ses bruits, ses odeurs, ses visages, ses habitants pressés, ses passages dérobés, ses crevasses et ses baraques tordues... tout lui rappelle l'avant, tout lui a manqué.

L'Anommé fend la foule compacte d'une rue tortueuse. Il avance d'un pas décidé, le regard vissé sur une enseigne s'élevant au-dessus du flux ; lui marche à contresens, comme toujours. La foule le pousse, il est obligé de jouer des coudes, les gens le dévisagent – la faute au masque, bien sûr. La lourde peine d'un chevalier sans nom.

Enfin, le voilà arrivé : le bureau des primes. Il n'a pas vraiment envie de se coltiner un énième sale travail, une obscure demande de rançon ou une nouvelle chasse de monstre sanglant. Il n'a rien d'un briscard qui saurait tirer parti de n'importe quelle situation, rien non plus d'un véritable trappeur qui revendrait assurément la peau d'un monstre à un bon prix sur le marché noir... mais lui-même n'est plus qu'un banal anonyme, sans plus d'honneur ni de cause à défendre. Un inconnu dans une masse tout aussi informe. Il ne devrait pas rechigner devant les tâches qui lui sont confiées, accepter son destin et sa déchéance. De toute manière, il n'est plus digne qu'à accomplir la sale besogne.

Il pousse la porte, une clochette tinte. Personne ne tourne la tête, personne ne sait qui il est.

Toutefois, quelque chose cloche. Les rares loubards louvoyant dans l'ombre de la pièce sont bien silencieux. Tous lorgnent d'un air inquiet le comptoir des primes. Deux types en armure étincelante et aux capes bordeaux y sont accoudés.

L'Anommé a un mouvement de recul ; que vient faire la Garde ici ? La stupéfaction le glace, mais il se ressaisit vite ; s'ils l'attrapent, c'est le pilori. D'un pas, il se fond dans un recoin et sonde la pièce. Il tente de comprendre ce que font deux chevaliers dans ce repaire de chasseurs de primes et de laissés pour compte, où ils savent qu'ils ne sont pas vraiment les bienvenus. A la lumière changeante des bougies, leurs capes bordeaux semblent s'enflammer. Les mercenaires chuchotent, il attrape des bribes de conversation.

-Ils sont à la recherche de la chimère, tu le savais toi ?

-Paraît qu'un type est mort dans le faubourg nord... Ce serait elle ?

Encore cette maudite chimère...

Discrètement, l'Anommé tente de s'approcher du comptoir, sous les yeux perçants des types qui tiennent le mur, enveloppés de la fumée de leurs pipes. Mais, alors qu'il arrive assez proche pour saisir la teneur de la discussion entre le concierge et les chevaliers, ceux-ci vont volte-face pour s'en aller. Et l'un d'eux s'arrête net. Juste devant lui. Certains dans la salle murmurent. Ça y est. C'en est fini.

Le chevalier enlève son casque, toute la salle se tait, et l'Anommé croise un regard qu'il pensait ne jamais revoir. Avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, l'autre prend la parole :

-Cœur d'Acier. Je pensais que tu avais quitté la ville.

Le ton est tranchant. Ils se toisent. Furtivement, la main de l'Anommé glisse sur la garde de son épée droite.

-Je ne suis que de passage.

-Ne t'attarde pas trop.

L'Anommé ne répond rien. Il esquisse un mouvement pour partir, lorsque la poigne sur son épaule le freine dans son élan.

-Mon ami...

Sous son capuchon, l'Anommé serre les dents, baisse les yeux. Avec rudesse, il se dégage de l'étreinte, et peste :

-Ne t'inquiète pas pour moi, Alaric.

Et l'Anommé se détache, sans un regard. Il s'accoude au comptoir, alors que la clochette tinte derrière lui et que la porte claque. Il plante ses yeux d'acier dans ceux du concierge. 

-L'affaire de la chimère ?

Son interlocuteur a un sourire carnassier. Une large plaie acide sur un visage purulent :

-Elle est toute à toi, errant.

Soleil noir, ou le voyage des cartographesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant