Chapitre I (1/3)

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LA GESTE DE SÉRÈGUE,
ou COMMENT LES PAYSANS SE RÉVOLTÈRENT FACE À L'OPPRESSEUR


Le type dans le caniveau se réveille ; l'estomac en vrac, la barbe pleine de bouts pas franchement identifiables et l'odeur allant avec, il émerge encore quand quelqu'un lui marche sur le pied. Il vocifère une insulte, mais la douleur a pour effet de bien le réveiller, à présent, il comprend clairement où il se trouve. De sa position, il ne voit que des jambes et des guêtres boueuses, sans trop bien comprendre, alors, il se lève péniblement et se retrouve comprimé par la foule. Il se met sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir quelque chose ; le son de sabots martelant les pavés de l'allée principale lui indique de quel côté regarder. Là, les portes de la ville sont grandes ouvertes. Un long cortège progresse dans l'allée.

Il prend le défilé au vol : l'air devant lui est fouetté par l'étendard coloré d'un banneret perché sur un destrier massif. Derrière celui-ci, un char est tiré par un attelage couvert de broderies aux ornementations compliquées. A leur suite, plusieurs cavaliers, aux amples vêtements magnifiquement brodés. L'ivrogne est ébahi : des mages. Ils sont talonnés par un tout autre groupe qui progresse sur les pavés : des ânes gris à l'échine saillante où se dessine une large croix noire précèdent plusieurs charrettes grinçantes. De longues silhouettes vêtues de blouses brunes et d'épais tabliers y sont assises. Des médecins. Dans l'une des charrettes, son regard croise celui d'une jeune femme un peu étrange ; amochée, elle tient entre ses jambes une immense besace dont dépassent plusieurs parchemins. Il se demande ce qu'elle fiche là.

Il tire la personne à côté de lui par la manche.

-Psst. Vous savez c'qui s'pass-là ? demande-t-il juste assez fort.

-C'est l'arrivée des guildes pour l'Assemblée de demain ! Regardez, on dirait qu'il y a même une cartographe !

Elle pointe la jeune femme du doigt. Le vieil ivrogne se retourne vers le cortège, et la jeune femme qui est à présent plus loin, mais dont le regard transperce la foule. Il n'en revient pas. Pendant un instant, il tente de la suivre du regard lorsqu'elle saute de la carriole en marche. Il plisse les yeux comme il peut, mais un type vient se poster devant lui et lui refourgue un vieux bout de parchemin entre les mains. « Grand rassemblement des syndicats et paysans devant l'Assemblée », qu'il y a titré en capitales dessus. A présent, il a perdu la cartographe des yeux. Ça devait bien faire quarante piges qu'il n'en avait pas revu.

Quarante piges, ouais, ça fait un bail. Lorsque le fichu roi s'est mis à empaler des pauv' types aux quatre coins du pays, et qu'le reste des pauv' types, leurs femmes et leurs gosses, se sont mis à foutre le feu aux palais. Pour sûr qu'il avait été, lui aussi : il en aura jeté des bouteilles brisées sur la tronche des chevaliers, ah ça...

Il pose à nouveau son regard sur l'endroit où il l'a perdu de vue, et sourit.

Une cartographe...

**

Aucun passager ne s'offusque lorsqu'elle décide de sauter de la carriole, et le convoi des chirurgiens continue son périple cahotant dans les allées pavées de Sérègue, sous les acclamations de la foule. Grimace – les pansements et cataplasmes appliqués sur ses poignets meurtris ont l'air de faire effet.

Quelqu'un la bouscule, pressé. Plantée au milieu de la rue alors que le cortège continue sa longue procession à travers une foule passionnée, et que les immenses portes de la ville se referment lentement, elle se ressaisit et inspire un grand coup. Couverte de sueur et de poussière après des semaines de vagabondage, sa besace élimée pendouillant à son épaule fatiguée, ses vêtements troués et ses genoux esquintés par la marche et l'escalade : la voilà arrivée, enfin. Un sourire point sur son visage puis, sans plus attendre, elle se coule dans les méandres de la ville, se mêlant à la masse compacte qui afflue de toutes parts.

Autour d'elle, c'est l'effervescence. A la veille de l'Assemblée des Ordres, le cœur de Sérègue palpite à tout rompre.

Difficile de se repérer dans ce dédale. Plusieurs fois, elle regarde la paume de sa main gauche en soupirant – y sont tatoués le lieu, l'heure et la date du rendez-vous. Deux jeunes la dépassent en courant à toute vitesse :

-Vite, dépêche-toi, ça a déjà commencé !

Son compagnon tente tant bien que mal de lacer son veston ; on dirait qu'ils se sont préparés pour l'occasion. Ils zigzaguent entre les passants et bousculent ceux qui ne s'écartent pas assez vite. Un chat s'enfuit en feulant, excédé. Ils s'évanouissent au loin.

Curieuse, elle décide de les suivre en toute hâte. Elle se faufile entre les étals d'un marché sauvage, les enfants qui coursent des poules dodues et les vieilles femmes qui se chuchotent des ragots au creux de l'oreille, lorgnant d'un air dédaigneux sur la foule, tricotant un par-dessus dans une chaleur étouffante. Elle passe proche de tavernes et d'auberges bondées, évite des jets d'alcool et attrape au vol des chants braillés par quelque voyageur ivre, traverse des places où compagnies de théâtre et saltimbanques jouxtent l'office itinérant de barbiers et d'arracheurs de dents, qui se concurrencent d'un bout à l'autre du trottoir. Le monde semble se presser tout autour d'elle. Puis, là, enfin, après une course effrénée, un appel d'air : elle débouche sur la grande place, au pied de l'Assemblée.

D'un côté : l'immense bâtisse surplombant la place, les bannières des cinq villes de la Hanse claquant au vent – les deux lions de Sérègue côtoient le ramier blanc de Port-Colombe, le chien limier de Voxfort, ainsi que le serpent chanteur de Bélême et la célèbre chauve-souris aux trente griffes de la solitaire AEtherdenn. Le dôme de verre scintille au soleil.

De l'autre, une place centrale méconnaissable : submergée par le monde, colorée par de nombreux drapeaux, étendards et autres banderoles, les gens agitent des fanions, s'accrochent aux renfoncements des murs ou grimpent sur des caisses empilées pour mieux voir. Car, juste en face de l'Assemblée, se dresse une petite estrade, sur laquelle se tiennent plusieurs personnes. Elle est trop loin pour les identifier, mais elle croit reconnaître les représentants de quelques organisations populaires et paysannes de l'Alliance.

La voix s'élève et la foule se tait peu à peu, pour écouter l'orateur. La jeune cartographe se tourne elle aussi dans la direction de l'estrade. Dans ce vaste espace, le son porte loin et semble tournoyer dans les airs. Quelques badauds s'arrêtent pour tendre l'oreille. Depuis l'embouchure de la rue, elle ne perçoit que des bribes évasées du discours qui semble agiter les auditeurs. L'orateur, quant à lui, gesticule, habité par son texte qu'il déclame à pleins poumons.

-Souvenez-vous, il y a quarante ans, nous mettions le feu aux palais !

Il y a une pause. Un temps de latence, puis encouragés par un type perché sur un pilier au centre de la place, tous clament, hurlent, avec ferveur, faisant trembler les murs des bâtiments alentours.

Une nouvelle clameur fait rugir la foule entière. Encouragé par tant d'engouement, l'orateur conclue, sur une dernière tirade qu'il crie avec émotion :

-Comme chaque année, mes amis, nous avons festoyé durant une semaine pour nous remémorer ce qui a été accompli. Comme nous tous, les membres des ordres ont fêté et honoré la mémoire de nos ancêtres s'étant révoltés contre la royauté. Ils ont chanté la Geste, ont bu à la santé de leurs exploits. De nos exploits. Comme chaque année, demain, l'Assemblée des Ordres se réunira à nouveau, dans ce bâtiment face à nous. Et si nous sommes ici, c'est pour leur rappeler que leur pouvoir ne tient qu'à un fil. Nous veillerons jusqu'à notre dernier souffle à ce que nous vivions dans un monde libre ! Les Ordres ne doivent jamais oublier que nous leur avons donné le pouvoir qu'ils ont entre leurs mains ! Alors rappelez-vous, mes frères et mes sœurs, mes amis et mes amies, rappelez-le à vos voisins, à vos compagnons, rappelez-vous, et n'oubliez jamais : nous sommes le pouvoir.

La foule crie et acclame. La jeune femme sourit ; et, sans plus attendre, elle se remet en route, à la recherche de son lieu de rendez-vous, alors qu'une dernière phrase résonne jusque dans les fondations de la ville :

Jamais la mémoire de nos luttes ne doit tomber dans l'oubli !



salut! merci d'avoir lu! n'hésite pas à écrire dans les commentaires ce que tu en penses, je serais ravie de discuter de l'univers, de l'histoire et de son développement avec toi! je m'excuse de l'irrégularité, j'écris cette histoire avant tout pour le plaisir alors je ne m'impose pas de règles ni de deadlines! à bientôt pour la suite! :)

Soleil noir, ou le voyage des cartographesWhere stories live. Discover now