Chapitre I (2/3)

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LA GESTE DE SÉRÈGUE,
ou COMMENT LES PAYSANS SE RÉVOLTÈRENT FACE À L'OPPRESSEUR


-Dis-moi, connais-tu un peu l'histoire de Sérègue l'Indomptable ?

Sur son cheval trottant tranquillement, derrière son masque de fer, l'Anommé pousse un soupir. Cela fait plusieurs jours qu'il a rejoint cette petite troupe de marchands et de badauds en direction de Sérègue, le chemin est morne et aucun des brigands pour lesquels ils l'ont embauché ne semble enclin à montrer son nez. Et tous somnolent à moitié sur leurs mules, éclusant difficilement l'alcool accumulé – trop de jours passés à festoyer les gloires du passé. Une belle bande d'incapables. Mais qui paye bien.

-Non... dit-il alors pour faire plaisir à son compagnon de voyage (en réalité, tout habitant de l'Alliance connait l'histoire sur le bout des doigts)

-Eh bien, alors, en ce lendemain de fête, laisse-moi te conter comment la cité se bâtit en quelques jours...

L'autre desserre la sangle de l'instrument cognant son dos, et le cale en équilibre entre sa selle et ses cuisses. Une série d'accords, et le voilà lancé.

-Sérègue, autrefois Aufestrin, était sous le joug du Roy Albertin 1er, le tyran à la soif morbide de pouvoir. Le Possesseur, car c'est ainsi que le peuple le nommait, régnait d'une main de fer. Il était craint, et terrifiant, mais la vie était tranquille dans la peur. Pourtant, un jour resta inscrit dans les chroniques – une plaie purulente – connu comme celui qui fit basculer Aufestrin d'une peur placide à une terreur sourde ; le jour où toute vie et toute terre aufestrine devint la propriété du Roy. La loi marchande, tel était le nom de l'horreur sous laquelle vécurent nos ancêtres, donnait le droit de vie, de mort et de propriété sur toute chose au Possesseur. Il s'empara de toutes les terres, dépouilla ses sujets de tout ce qu'ils avaient, les laissant dans la maladie et la misère. A cette époque, les seules lumières étaient les feux rouge sang qui dégoulinaient des hautes fenêtres du palais royal. L'on raconte que le rire grinçant du Possesseur et le grincement des armures lustrées de la chevalerie vous poursuivaient jusque dans vos cauchemars.

-Tu fais un bien piètre poète... remarque un type qui fait route avec eux, moqueur. La Geste raconte ça bien mieux que toi !

L'Anommé écoute d'une oreille distraite. De sa voix désaccordée, le conteur poursuit :

-Mais vint un jour, dans cette folie sans fin, alors que le soleil était au plus noir et les cœurs broyés par le désespoir, où la terreur se brisa. Ils ne furent d'abord pas nombreux. Quelques roues brisées, du foin brûlé, des pamphlets passés de main en main, à l'abri des regards, des mots échangés dans un souffle, le bruit strident d'une lame qu'on aiguise dans la nuit... et alors, certains refusèrent de payer l'impôt. Les jeunes hommes désertèrent la chevalerie, les femmes délaissèrent les champs, les commerçants sabotèrent leurs carrioles, les paysans brûlèrent leurs récoltes. Ce furent de sombres mois de résistance, de famine et de souffrances. Le Possesseur, dans toute sa cruauté, prit des exemples, tua les séditieux, planta leurs têtes sur des pics à l'entrée de la ville. Un souffle sur les braises, qui enflamma la cité.

Il ponctue sa phrase d'une suite d'accords stridents. Laisse planer quelques secondes de silence. Puis des coups sourds sur le bois de son instrument, semblant imiter la marche régulière d'une foule décidée. 

-C'est ainsi qu'une nuit, au moment où il fait le plus sombre, les paysans prirent d'assaut la ville. La bataille fut féroce et sanglante. Elle dura plusieurs jours, une semaine, dira-t-on plus tard. Couards furent les proches du Possesseur :  les guildes – ah, les fameuses ! – fuirent la ville en premier, désapprouvant par de longues diatribes la révolte populaire, suivis de près par les corporations aisées... enfin, les rues d'Aufestrin étaient à feu et à sang, le métal claquait contre l'acier, les uns se battaient pour leurs vies et leur avenir, d'autres pour la sauvegarde d'un ordre cruel sans autre horizon qu'un puits sans fin. 
Dans leur combat, les paysans, ne furent pas seuls. Il y eut une lueur d'espoir dans cette lutte pour la liberté ; ceux que l'on appelle aujourd'hui cartographes. L'unique guilde qui soutint la révolte. Grâce à leurs plans exhaustifs de la ville, de ses souterrains, de ses fossés et de ses raccourcis, grâce à leur connaissance de l'espace et des terrains, ils mirent toutes leurs forces au service du peuple ; menés par Grifon Bert-Ramen, connu par tous comme le Griffon, ils débusquèrent le Possesseur et le chassèrent de la ville. La royauté fut abolie, et le droit du peuple restauré. Ainsi naquit Sérègue, du courage et de la force de ses habitants.

-Et la suite, on la connaît ! raille l'autre, derrière eux. Les Ordres empochent tout, et nous, sur la paille, comme d'habitude ! Rien n'a changé mon brave, le pouvoir reste le pouvoir et même les cœurs les plus purs peuvent être corrompus !

Les deux compagnons laissent l'autre vociférer derrière eux. L'Anommé murmure :

-C'est ce que raconte la Geste, en effet... mais pourquoi me conter cette histoire, poète ?

L'autre jette un coup d'œil par-dessus son épaule, puis se mure un instant dans le silence. Lorsqu'il se décide enfin à parler, c'est d'une voix si basse que l'Anommé doit se rapprocher pour l'entendre marmonner.

-Sais -tu pourquoi l'on surnomme Sérègue L'Indomptable ?

-Pourquoi donc ? demande l'Anommé.

Son interlocuteur se penche alors pour saisir l'épaule du chevalier, et plante son regard, cette fois-ci infiniment sérieux, dans celui, argenté, de l'Anommé :

-Parce que l'on ne peut jamais se contenter de notre sort.

Soleil noir, ou le voyage des cartographesTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon